Lucy in the Sky with Diamonds
De Baudelaire à Beigbeder en passant par les beatniks, la littérature trippée a connu au cours des deux derniers siècles une série d'auteurs plus ou moins empreints de génie. En effet, beaucoup semblent devoir leur postérité à ces substances, illicites ou non, mais ayant toutes en commun de faire voyager celui qui les prend, voyage au travers duquel il trouve enfin l'accès des portes secrètes de son cerveau. De l'ouverture imprévue de ces chemins dissimulés de l'esprit, il pense pouvoir extraire la substantifique moelle de son talent, dont le carcan rationnel a explosé.
La musique, et les arts en général, ne sont pas en reste. En effet, on a tous, quand on avait encore du sébum en quantité, dessiné de la tête un va-et-vient gauche-bas-droite-bas-gauche-bas-etc... en écoutant Bob dans notre piaule ou en rond, sur la plage avec une gratte. Le cinéma de David Lynch est, quant à lui, un témoignage cinématographique des effets narcotiques retranscrits artistiquement.
Cependant, il semble opportun de faire la nuance entre la drogue en tant qu'expérience créatrice et/ou empirique, et la toxicomanie qui agit, de fait, sur l'artiste et son œuvre. En effet, Nouvelles sous ecstasy de Beigbeder a été, par exemple, écrit dans l'optique de retranscrire la sensation de l'absorption de stupéfiants. A l'inverse, la littérature de Guillaume Dustan est empreinte des drogues, mais c'est plus le fait d'une vie décadente que d'une réelle volonté de faire partager son trip au lecteur.
Plusieurs drogues, aux effets distincts, se présentent au plumitif ou à l'artiste : Baudelaire ouvre la voie en 1851 avec Du vin et du haschisch. Du vin, il n'a pas été le seul à en consommer. L'alcool, probablement la drogue la plus répandue, provoque des effets variés selon la quantité, le type de boisson. Le plus souvent, l'artiste cherche à libérer ses pensées, ses envies torturées, l'ivresse de l'alcool lui permettant de se déconnecter de ce qui l'entoure, mais laissant, en général, les pieds sur terre. Cependant, le breuvage qui semble le plus efficace, qui, du moins, est le plus mystifié, est l'absinthe. Des vertus hallucinogènes sont même reconnues à l'alcool qui rend fou.
Rimbaud et Verlaine sont dépeints comme deux amants rompus aux plaisirs de la chair, de l'alcool et de l'automutilation et dont l'oeuvre a influencé Picasso, Bob Dylan et Jim Morrison. Pete Doherty aurait avoué sa fascination pour Rimbaud, son "mentor et maître à penser". Et Rimbaud, son kif, c'était Verlaine, mais aussi l'absinthe. Lorsque celui-ci, à l'image de tout autre breuvage alcoolisé, est en mode [pénurie], l'artiste peut connaître le Delirium tremens, que subit Coupeau dans l'Assommoir de Zola. Le Delirium tremens guette les alcooliques avérés comme Alfred de Musset, qui " marche à la douleur " et écrit les Nuits durant les périodes de crise. En forêt de Fontainebleau, avec George Sand, une crise lui donne une vision autoscopique (il se voit en double). Il meurt jeune, à 46 ans...
Le cannabis, aussi, a traversé les siècles dans des poumons artistiques. L'état d'apaisement qu'il procure, ainsi que celui de détachement, sont ressentis, le plus souvent, à travers la musique. Ainsi, on peut prendre en exemple le reggae en général, mais ici la drogue semble plus s'insérer dans une idée de culture propre et n'apparaît pas comme LE facteur déterminant d'une œuvre. Le manque d'exemples me venant en tête vient peut-être du fait que le cannabis n'a que peu d'influence sur la production, et ainsi, bien que cette drogue soit répandue dans les milieux littéraires et artistiques, on ne stigmatise pas le cannabis chez celui qui a créé sous son effet, car il n'explique rien dans la démarche de l'artiste. Ou bien que les amateurs de marijuana soient trop fainéants pour créer...
Bon d'accord il y en a eu avant Baudelaire, des artistes drogués. Avant lui, quelques auteurs avaient déjà écrit sur la drogue notamment Edgar Allan Poe (traduit par notre ami Charles) ou Thomas de Quincey, toxicomane involontaire (l'opium lui étant fournit comme thérapeutique), qui avec son livre intitulée Confessions d'un opiomane anglais (1821), a été un peu l'inspirateur de Baudelaire (encore lui). En effet l'opium, et son dérivé le laudanum, furent appréciés par un grand nombre d'écrivains. Ainsi, Cocteau, opiomane jusqu'à la fin de sa vie, disait que cette drogue lui permettait de s'évader au même titre que le sommeil. Néanmoins, il précisait que la période créative que lui procurait l'inhalation opiacée se situait lorsque, justement, il arrêtait d'en prendre. Cocteau n'a jamais voulu rendre ça positif, simplement il a constaté et il a exploité, dans des dessins ou dans des textes comme Journal de désintoxication.
En effet, les drogues telles que l'opium ou le lsd, bref les drogues hallucinatoires, se prêtent plus au figuratif, car leur effet est impossible à retranscrire sur le moment, et complexe à expliquer par la suite. C'est en ce sens, il me semble, que cela se retranscrit dans la littérature par la poésie (Apollinaire, Ginsberg), par des sons psychédéliques en musique (les Pink Floyd, Prodigy), des clips et des films (Las Vegas Parano) vous découvrant une prédisposition à l'épilepsie. Par ses poèmes, Allen Ginsberg devint le prophète de la génération beatnick dont Jack Kerouac fut le fondateur. Il retranscrit dans sa poésie l'aliénation qu'il subit et ses tentatives pour trouver une voie de sortie. La première voie qui s'offrait était celle de la drogue : la seconde partie de Howl a été écrite sous l'influence du peyotl, cactus hallucinogène mexicain. C'est une grande performance de sa part ! Dans le cinéma, nombreux sont les films essayant de retranscrire la vie d'un toxicomane, ses perceptions, sa façon de voir les choses. Les acides ont cette faculté qu'ils permettent d'ouvrir des portes de son propre esprit, donnant l'impression d'être le spectateur de ses pensées. Bien entendu, impossible de mettre sur papier ou même de chercher à retranscrire ce que l'on vit lorsque l'on est perché, sur le moment même. Trainspotting, Human Traffic ou Acid House expriment assez bien le témoignage de celui qui veut raconter ce qu'il a vécu, mais des difficultés se font bien souvent sentir lorsque la production artistique influencée par les champi ou le lsd se retrouve confrontée à l'œil et à la perception du mec normal, sain, qu'a jamais touché à toutes ces substances, illicites rappelons le.
C'est le caractère psychologique de la drogue qui veut cela. Evidemment, à l'image avec des personnages, c'est pas forcément facile à retranscrire (merci les effets spéciaux), chaque trip étant personnel, un paquet de choses peuvent se passer dans la tête alors que l'on passe pour une larve immobile dans un coin de pièce pour tout individu net.
Par ailleurs, il existe la catégorie des drogues par intraveineuse, telle que la morphine et l'héroïne, auquel nous allons ajouter le crack (oui je sais, ça se fume). C'est un secret pour personne, Ray Charles a été héroïnomane pendant de très longues années. Pourtant, cela ne l'a pas empêché de produire des albums de légende. D'un autre côté, le groupe le plus prometteur du rock anglais de ces dernières années, les Libertines, a été complètement plombé par son leader, Pete Doherty. Depuis qu'il est tombé sous l'emprise des drogues, c'est du n'importe quoi. Vous avez écouté les Babyshambles ? D'ailleurs, la première analogie qui me vient à l'esprit, c'est Sid Vicious, le bassiste des Sex pistols. Ici, ce qui fut le facteur succès du groupe (Sex, Drugs and Rock'n'roll ne dit-on pas ?) dans cet esprit punk, révolté, a aussi été le tombeau du jeune homme, à 21 ans, complètement déphasé, hué à chaque lamentable concert qu'il tentait d'entreprendre (lorsqu'il venait et pouvait monter sur scène). On peut aussi parler d'Ernest Hemingway, qui remet en question les mœurs et valeurs morales dans un style désespéré.
Restent les fameuses drogues qui speedent...ecstasy, amphétamines, et LA drogue du ciné, du showbiz et de la musique : la cocaïne. Mystifiée, adorée, sniffée, saisie par les douanes, la neige (on manque pas de substantifs) est souvent associée à l'argent, la branchitude, la classe. Le rock'n'roll l'a magnifiée, le rap, l'électro la démocratisent. Là encore, les artistes qui pètent des câbles sont légions. Vous connaissez le roi Heenok, le Jean-Claude van Damme du rap ? Non ? Ecoutez ses interviews vous comprendrez. Cependant, ces drogues, qui ont un côté fascinant parce qu'elles semblent magnifier l'homme, Tony Montana est l'idole de beaucoup de jeunes et moins jeunes, sont moins un moyen pour créer que sujet. Frédéric Beigbeder écrit tout de même sous l'emprise de l'ecstasy, dans le but de comprendre comment fonctionne son cerveau dans ces moments, quel cheminement mental il utilise.
Après ce tour d'horizon, quelques questions se posent :
Les drogues peuvent-elles être intéressantes pour un artiste ou un écrivain ?
Globalement, la production du toxicomane aurait-elle été meilleure ou se détruit-il, tout simplement, emmenant son talent dans sa tombe lorsqu'il fait usage des stupéfiants ?
L'alcool est-il une drogue à part dans l'optique artistique et littéraire?
Les artistes incitent-ils à prendre des drogues ?
Du moins, peuvent-ils donner envie d'en prendre, ne serait-ce que pour les comprendre, ou, au contraire, cela conforte-il dans l'idée qu'il ne faut pas en consommer?
Aussi, quelqu'un qui n'a jamais testé telle drogue, peut-il percevoir tout ce que l'artiste, l'auteur veut lui montrer ou lui décrire ?