Après de longues heures de silence et plusieurs jours de charcutage de comptes, le monde du gaming commence peu à peu à se rendre à l'évidence : oui, Ubisoft est bien en train de supprimer vos jeux de votre compte Uplay. Ça a l'air complètement con dit comme ça. Mais en réalité, c'est vraiment, vraiment con. Décryptage de la politique d'une boîte qui a perdu tout contact avec les joueurs, et surtout avec le monde réel.La faute à VoltaireVous avez sûrement déjà vu la rumeur courir sur les réseaux sociaux ou les forums spécialisés : de nombreux joueurs (le chiffre reste difficile à estimer) se plaignent depuis ce week-end d'avoir perdu toute trace de leurs jeux sur la plateforme Uplay. Les titres concernés seraient le dernier Assassin's Creed, Farcry 4 et potentiellement d'autres licences en vogue comme WatchDogs. Le point commun des joueurs visés étant que ceux ci ont fait leurs achats sur des sites de vente discount type G2A ou ont négocié leur clé directement sur eBay.
Ces pratiques alternatives (les sites comme G2A, G2Play ou Instant Gaming proposent parfois plus de 50% de réduction sur des jeux le jour de leur sortie) sont en train de devenir extrêmement populaires en Europe alors qu'elles sont monnaie courante aux Etats-Unis, et cela agace visiblement les éditeurs (au moins un) au point de les pousser à prendre des mesures radicales. Pourtant l'achat de ces clés n'a rien d'illégal : elles ne sont ni volées, ni générées par un algorithme. Comme l'expliquent nos confrères de Numérama ce matin : "[...] il existe des sites spécialisés qui cherchent à profiter des taux de change entre deux monnaies (en général dollar, euro, livre sterling) et des différents niveaux de TVA d'un pays à l'autre pour dégager un gain sur la vente des clés de licence."
Traduisez : Ubisoft continue de toucher de l'argent pour la vente de ses jeux, mais pas assez ou pas comme elle le voudrait. Et comme la pratique n'est pas illégale, que les sociétés ne sont pas attaquables, pour que cela cesse UbiSoft va s'en prendre directement au consommateur. Normal, non?
Lard et la manièreSauf qu'au niveau éthique il me semble que cette pratique pose plusieurs problèmes. De graves problèmes. Qui vont même plus loin que le fait de voler des joueurs, qui vont à l'encontre de tout ce qu'on essaye de nous inculquer depuis dix ans. Mais commencons par ce qui saute aux yeux : supprimer l'accès à des jeux "obtenus frauduleusement" selon Ubi mais néanmoins et quoi qu'ils en disent achetés légalement, sans préavis, cela va au delà du manque de respect. C'est considérer que posséder un jeu Ubi est un privilège révocable sans préavis, et donc considérer que vous et moi sommes à peine plus signifiants qu'un pot de confiture.
De nombreux joueurs font en effet valoir le fait qu'Ubi a attendu plusieurs heures avant de communiquer sur les raisons du retrait des jeux, ce qui pose légitimement la question suivante : si acheter des jeux sur certaines plateformes qui officient légalement est interdit, ne valait-il pas mieux faire une campagne de prévention, faire passer un message avec pédagogie avant de sanctionner massivement tous ses clients? Yannick Vougeot, à la rédaction, m'a interpellé ce matin, arguant que les gens avaient perdu la notion de prix, et qu'un jeu neuf à 29 euros devrait normalement pousser à la méfiance.
Et c'est exactement le sujet : il suffit de parcourir les forums dédiés aux adolescents, ou de lire les réactions des jeunes joueurs sur les chaînes de streaming pour se rendre compte que c'est une génération qui a grandi avec le free to play, le freemium, et qui régulièrement s'étonne de voir que de nombreux jeux sont encore payants. Cette génération là, génération qu'Ubi a contribué à élever, n'a plus cette notion de coût des choses, surtout dans le domaine du divertissement, et la blâmer d'essayer d'acheter des jeux AAA moins cher est au moins aussi hypocrite que de cacher des clauses d'abandon de poursuites dans des mises à jour.
Free to payCela m'amène à un point qui me paraît crucial dans cette affaire : le principe même de sanctionner les joueurs-payeurs. Tout le monde le sait, les jeux sont chers, les temps sont durs, mais surtout télécharger une copie illégale d'un jeu comme WatchDogs, malgré tous les efforts des éditeurs, est aujourd'hui un jeu d'enfant pour le plus grand nombre. Une poignée de sites de torrent ont pignon sur rue, livrant les versions crackées avec toutes les instructions nécessaires, et le piratage de jeux comme le streaming de séries est devenu aussi anodin qu'illégal. Je n'emettrai pas de jugement sur le sujet, je me contenterai d'affirmer une chose : un joueur qui achète un soft comme Far Cry 4 ou Assassin's Creed sur une plateforme discount, un joueur donc qui paye pour un produit dont l'intérêt du multijoueur est limité ou nul (et qui donc pourrait aussi facilement le télécharger illégalement) ce n'est pas un escroc qui choisit de voler UbiSoft : c'est au contraire quelqu'un qui a choisi de dire non au piratage.
Cela fait des années que les éditeurs et les gouvernements essayent de faire plier nos mentalités, nous suppliant d'acheter nos jeux au lieu de les pirater, pour encourager les éditeurs, pour faire tourner l'économie, pour assurer une pérennité au système. La bataille est loin d'être gagnée, mais nombreux sont les consommateurs (et j'en fais partie) qui ont aujourd'hui fait le choix de jouer dans la légalité pour des raisons morales, techniques ou éthiques. Reprendre les jeux de ces joueurs là comme à des vulgaires pirates de bac à sable, comme à des voleurs à l'étalage, c'est faire passer le message que quoi qu'il arrive, encore une fois, il peut paraître plus sûr et moins onéreux de télécharger une copie crackée d'un jeu plutôt que de faire confiance aux leaders du marché.
Parce qu'on ne le répétera jamais assez, l'achat de clés sur ces fameux sites n'est techniquement pas illégal dans la majorité des cas, et quand bien même la légitimité de certains revendeurs pourrait être mise en doute, c'est en toute bonne foi et en pensant faire le bon choix que les consommateurs ont mis la main au porte-monnaie. Demander aujourd'hui à ces gens de "se retourner vers le revendeur, ou vers leur banque", c'est faire un gros doigt d'honneur à une communauté qui n'est plus aux yeux du studio qu'un immense cheptel de moutons à tondre, Ubi misant probablement sur le fait que dans ce domaine comme en politique, les gens ont bien souvent la mémoire très courte. Espérons qu'un jour nous, les moutons, lui donnions tort.
Les résultats d'Ubisoft publiés en Septembre 2014, plombés par les ventes de clés "frauduleuses"...