Citation (Parisian @ 13/07/2019 08:26)

Je suis d'accord sur pas mal de points avec toi, mais je reviens sur celui là. Il y a 100 ans quand la "vie était sacré" on le laissait crever. Les phénomènes d'acharnement thérapeutiques et autres, c'est dans notre société de maintenant, donc c'est aussi autrement plus complexe que ça. De nos jours on arrive à maintenir "en vie" des gens qui ne devrait peut être pas l'être.
Y a peut-être un paradoxe mais ce que je veux dire se trouve plus ou moins dans cette interview, dans sa réponse à la seconde question. Je ne suis pas sur le même positionnement que Redeker mais dans l'idée, je trouve qu'il dit pas mal de choses intéressantes. Mais aussi pas mal de choses tirées par les cheveux.
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FIGAROVOX.- Vincent Lambert est décédé hier matin, neuf jours après l’arrêt de ses soins. Que vous inspire cette mort?
Robert REDEKER.- Notre société ne met plus à mort les coupables des crimes les plus atroces, souvent même elle adoucit au possible leurs peines de prison. Plus: on observe, depuis Surveiller et Punir de Michel Foucault, une sympathie inavouée de l’idéologie dominante, celle dont Foucault est la source et que distillent aussi bien les institutions que les titulaires d’un droit permanent à la parole, pour les grands criminels. De ce fait, la société ne peut plus se cimenter, et c’est heureux, autour de la mort-spectacle du criminel. Elle aura besoin de se cimenter autour de la mort de l’innocent. Vincent Lambert est mort dans l’approbation générale parce qu’il était innocent. René Girard a insisté sur ce point: le bouc émissaire idéal doit être innocent des crimes dont on l’accuse et qui motivent sa mort. Quel est le crime de Lambert? La maladie incurable. C’est cette incurabilité qui tient lieu de faute parce qu’elle signe une défaite insupportable de la foi dans le progrès. Et c’est pour racheter cette défaite qu’il est tué. Il joue le rôle de bouc émissaire dont l’agonie et le trépas réunissent la société dans un consensus rassurant, nécessairement passager.
Vous avez écrit sur la place de la mort dans notre société. Que dit la mort de Vincent Lambert sur la manière dont notre société envisage la souffrance et le trépas?
La souffrance et la mort sont devenues insupportables et impensables. Les religions - en particulier, en France, le catholicisme - leur donnaient un sens. En se mettant à leur épreuve, chaque homme se grandissait. La souffrance et la mort fournissent à chacun l’occasion de faire l’expérience complète de l’humanité. Il y a quelque chose de déshumanisant dans notre fuite devant la souffrance et la mort. La déchristianisation laisse les hommes en plein désarroi devant ces deux phénomènes, pourtant constitutifs de leur essence. La mort de Vincent Lambert illustre, paradoxalement, cette fuite: elle n’est qu’une abstraction, quelque chose dont nul ne veut voir la réalité en face. Parallèlement, le matérialisme consumériste, qui prétend remplir nos vies de son néant, ne peut que fuir ce qui, inexorablement, le met en échec: la finitude de nos corps. Nous vivons aux temps de la promesse transhumaniste et du fantasme euphorisant du corps parfait: le corps vulnérable du malade incurable est une insulte à ces dispositions psychosociales. La mort est une insulte à notre orgueil. Il faut donc l’exfiltrer de la vie collective. La «montée de l’insignifiance», pour user de la formule par laquelle le philosophe Cornélius Castoriadis décrivait notre époque, passe par l’effacement de la souffrance et de la mort. Elles sont pourtant les seules portes de la vie intérieure, les voies d’accès à l’âme.
La façon dont a été traité le cas Vincent Lambert évacue à la fois la souffrance et la mort. Évacue la mort réelle, à laquelle nous refusons de nous confronter, avec laquelle nous refusons de dialoguer, pour lui substituer une abstraction. Comment une société - la nôtre - qui refuse la mort, peut-elle pousser dans l’au-delà un malade incurable mais vivant? Réponse: en ôtant à la mort toute sa dimension physique, palpable, charnelle, et bien sûr spirituelle, pour la changer en un pur concept ; la mort déréalisée, la mort-abstraction. La mort dans ce cas n’est plus qu’un algorithme aveugle et anonyme, parent de ceux qui organisent la censure sur les réseaux sociaux. Il n’y a plus d’auteur, il n’y a plus de responsable. Comme ces algorithmes, la mort-abstraction déresponsabilise.
Certains estiment que l’affaire Lambert montre la nécessité de légaliser l’euthanasie, car la loi actuelle serait insuffisante. Que vous inspire cette volonté de faire «évoluer» les mentalités?
Ils militent naïvement pour l’extension du domaine du droit de tuer. Le verbe «évoluer» trahit deux jugements de valeur implicites: il existe un Bien moral et social, horizon vers lequel il faut tendre, et nous stationnons, pour l’heure, dans le Mal. Reconnaissons-y le schème du progressisme. Quel est ce Bien? Une société où il n’y a pas d’extériorité à l’homme, où l’homme est son propre auteur: de sa naissance, comme de sa mort. Où sa naissance et sa mort résultent de ses choix, ainsi qu’on choisit une marque d’huile d’olive au supermarché. Bref, il s’agit de la société du règne de la volonté moderne, celle qui voit le jour dans l’œuvre de Descartes. Le choix du sexe des enfants, et le droit à l’enfant entrent également dans ce cadre. Ce Bien est donc une société sans transcendance ni finalité ; bref, la société de l’homme refermé sur sa propre perfection, la société totalitaire.
Notre société si soucieuse des droits de l’homme semble avoir du mal à accepter la vulnérabilité. Comment expliquer ce paradoxe?
La mort de Vincent Lambert est présentée comme une victoire du progressisme: on veut faire croire que laisser mourir un malade est un progrès allant dans le sens de l’histoire. Le progressisme permet de déculpabiliser l’abandon. La vulnérabilité est la vie réduite à sa nudité, «la vie nue» décrite par Giorgio Agamben, dont la survie dépend de la compassion de l’autre. La possibilité du meurtre survient du moment que la personne vulnérable n’est plus regardée comme le prochain. Elle est encore autrui, elle n’est plus le prochain. Le recul de l’attention à la vulnérabilité fut souvent un sombre horoscope: il pave les chemins d’une barbarie encore plus grande.
Quand il dit "le progressisme permet de déculpabiliser l'abandon", je trouve ça très vrai. On peut faire le parallèle avec ces fameuses euthanasies pour "fatigue de vivre". Alors que le constat c'est qu'on est une société qui laisse crever ses vieux dans la solitude et qu'on se déculpabilise en leur donnant le droit de mourir.