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BeIN Sport, l'ovni télévisuel du Qatar
Par Fabienne Schmitt | 20/03 | 17:44 | mis à jour à 18:15
1,2 million d'abonnés, des droits TV prestigieux : neuf mois après leur lancement, les chaînes BeIN Sport sont bien installées dans le paysage télévisuel. Malgré des pertes abyssales, elles semblent être là pour durer. N'en déplaise à Canal + qui se défend pied à pied face à un adversaire hors norme.
Elle n'a que neuf mois et, pourtant, elle a déjà tout d'une grande. La courte histoire de la chaîne BeIN Sport est celle d'une ascension fulgurante, que personne n'a réellement vu venir. Pas même Canal+, son grand rival. Avec 1,2 million d'abonnés, les deux chaînes sportives du Qatar ont réussi leur lancement tonitruant et sont désormais bien installées dans le paysage télévisuel français . Un coup de maître, il faut le reconnaître. Canal+, positionné sur trois produits d'appel : le sport, le cinéma et le X, en a réuni un peu plus de 5 millions en trente ans... Ligue 1, Euro de football, Jeux Olympiques de Londres, Ligue des champions, NBA... : BeIN Sport cumule les droits des compétitions sportives les plus prestigieuses. Bilan des courses : environ 400 millions d'euros dépensés dans les droits TV en quelques mois ! Pour les journalistes qui travaillent aujourd'hui chez BeIN Sport, c'est la poule aux oeufs d'or.
Il y a quelques jours, les chaînes ont connu une petite révolution avec le départ de celui qui s'est acharné, corps et âme, à leur donner une ossature, Charles Biétry -qui en reste consultant . Un peu moins d'un an après son lancement, BeIN Sport entre ainsi dans une nouvelle ère. Désormais, le nouveau maître des lieux s'appelle Youssef al-Obaidly, très actif depuis les débuts, mais dans l'ombre -il n'a pas souhaité s'exprimer dans le cadre de cette enquête. Il assure maintenant seul la direction opérationnelle des chaînes, aux côtés de Nasser al-Khelaïfi, président et émissaire du prince héritier Tamim al-Thani. Charles Biétry a rempli sa mission.
Riches, sobres et secrets
Les Qataris s'émancipent. Et, finalement, cela leur va bien. Car le « système qatari » est très centralisé : tous ceux qui ont travaillé avec eux le disent, aucune décision n'est prise sans l'aval de Doha. Même pour l'embauche d'une secrétaire ! « Le président a gagné le surnom de "Nasser à rien" », sourit un acteur du secteur. Sur les enjeux stratégiques majeurs, notamment, le secret ne sort pas du cercle qatari. « Lorsque Charles Biétry est allé déposer l'offre pour les droits de la Ligue 1 de football, il ne savait pas ce qu'il y avait dans l'enveloppe. Il avait fait des propositions aux Qataris, ignorant ce qu'ils avaient retenu », raconte un observateur.
Ils sont comme cela les Qataris. Discrets, secrets. Riches surtout - le Qatar dispose des troisièmes réserves mondiales de gaz -, mais sobres. Après avoir hésité à installer leurs chaînes dans un hôtel particulier de la très chic rue de Grenelle à Paris, ils ont finalement opté pour le tout récent quartier du Trapèze à Boulogne-Billancourt. Un vaste bâtiment neuf, banal et sans prétention. Et BeIN Sport 1 et 2 sont tout sauf des chaînes de luxe. Les sous sont délivrés au compte-gouttes. « Tous ceux qui ont postulé à BeIN Sport se sont vu réclamer leur fiche de salaire, raconte un bon connaisseur du dossier. Pas question de tricher. » Au départ, Charles Biétry a même fait passer plusieurs entretiens d'embauche dans les escaliers attenant à son petit bureau, occupé par l'embryon de rédaction alors en constitution. Les gros chèques, c'est pour les droits TV, pas pour les journalistes, dont le salaire annuel moyen serait compris entre 35.000 et 40.000 euros brut. Sauf pour les trois « stars » de la chaîne, Darren Tulett, Alexandre Ruiz et Christophe Josse.
65 journalistes à la rédaction
Et bien qu'ayant un portefeuille de droits sportifs alléchants, tout n'est pas rose non plus dans le merveilleux monde de BeIN Sport. « On a infligé aux journalistes une dose de travail trop forte, trop vite », relève un témoin. Ce qui a déjà occasionné des grincements de dents en interne. La rédaction compte 65 journalistes, contre près de 130 pour la rédaction sport de Canal+, qui a moins de droits sportifs. Les « BeINiens » ne chôment pas. Le fil des embauches se déroule moins vite que celui des achats de droits ! « On n'a que cinq semaines de vacances, il en faut plus. C'est un vrai problème », regrette un salarié.
Les contrats de travail sont aussi contestés. « Ce qui nous a mis verts de rage, reprend ce dernier, c'est qu'ils nous ont donné un salaire de base comprenant les primes d'ancienneté et les horaires de nuit. Et ils ont fait un contrat de 35 heures, plus quatre heures d'heures supplémentaires. Donc vous ne pouvez pas réclamer de RTT, car vous êtes aux 35 heures et vous ne pouvez pas vous faire payer vos heures sup ! » Les journalistes comptent bien faire évoluer les choses avec la création prochaine d'un comité d'entreprise.
Guerre des droits sportifs
Aujourd'hui, la chaîne est distribuée sur tous les canaux, câble, satellite et ADSL. Même CanalSatellite, le bouquet satellitaire de Canal+, la reprend, car l'Autorité de la concurrence l'y a obligé. Entre les deux groupes, les relations sont houleuses. A ses débuts, BeIN Sport est allé débaucher 8 CDI, et 25 pigistes et intermittents du spectacle chez Canal+. Réplique immédiate de la chaîne cryptée qui a fait perquisitionner les locaux de BeIN par un huissier, pour débauchage abusif. L'affaire en est restée là, Canal+ n'ayant à ce jour pas lancé de procédure formelle. Epluchant ses contrats, Canal+ a aussi demandé l'interdiction d'antenne pour Christophe Josse, son journaliste parti chez l'ennemi, invoquant une clause de non-concurrence d'un an. Elle a perdu en référé, mais la procédure sur le fond est en cours.
Côté droits TV, on a assisté ces derniers mois à une belle foire d'empoigne. BeIN Sport s'est adjugé huit matchs de la Ligue 1 de football et a volé à Canal+ la Liga ou encore la NBA. Ainsi que le lot habituel de la chaîne cryptée sur la Ligue des champions, poussant cette dernière à se rabattre sur le lot de TF1... et à jouer le mauvais rôle de la chaîne qui prive des millions de téléspectateurs d'une compétition, jusqu'ici disponible en partie gratuitement. Canal+ a cependant mis KO son adversaire sur la prestigieuse Premier League anglaise et sur la Formule 1.
Mais il a dû pour cela payer le prix fort, attaquant sa rentabilité. « Nous évoluons dans un contexte concurrentiel violent, avec un concurrent aux poches pleines qui a cherché à nous éjecter de la Ligue des champions et du foot anglais », protestait récemment dans nos colonnes Cyril Linette, directeur des sports de Canal+ . Du coup, pour avoir la Formule 1, Canal+ a « éjecté » TF1 qui la diffusait depuis toujours sur son antenne ! La guerre, c'est aussi celle de l'intox. « Je ne suis pas très motivé par la Premier League », déclarait ainsi aux « Echos » Nasser al-Khelaïfi, peu avant l'appel d'offres. « La Formule 1 n'est pas un produit pour Canal+ », indiquait de son côté fin septembre Bertrand Meheut, patron de Canal+... Prochain combat : celui du Top 14. Canal+ a les droits jusqu'en 2016, mais la Ligue national de rugby a une porte de sortie au bout de deux ans, c'est-à-dire cette année. A coup sûr, BeIN va chercher à les récupérer...
Une équation majeure reste cependant à résoudre pour BeIN Sport. Celle de la rentabilité des chaînes vendues au prix sacrifié de 11 euros par mois. Du coup, les abonnés de Canal+, qui payent 35-40 euros, râlent. En 2012, la chaîne cryptée a perdu 80.000 abonnements. Pas catastrophique, mais inquiétant tout de même. Elle n'a cependant pas dit son dernier mot. D'après nos informations, elle envisage désormais une procédure pour vente à perte ou prix prédateurs contre son ennemi juré. Un adversaire « irrationnel », se plaît à répéter Bertrand Meheut.
Car on a beau retourner les chiffres dans tous les sens, on peine à comprendre comment ces chaînes pourraient atteindre l'équilibre économique un jour. Nasser al-Khelaïfi assure qu'il y sera avant 2017. Mais, avec des abonnements vendus à 11 euros, si on enlève la TVA et la commission versée aux distributeurs des chaînes qataries, il reste 7 euros par abonné et par mois, soit 96 millions de chiffre d'affaires par an. Avec des coûts estimés à environ 430 millions, les pertes s'établissent à... 334 millions par an. Enorme. Il faudrait 5 millions d'abonnés pour équilibrer les comptes. Or, la majorité des spécialistes s'accordent à dire que, une fois atteints les 2 millions d'abonnés, il sera très difficile d'aller plus haut, avec une chaîne uniquement positionnée sur le sport. Les chaînes qataries vont donc être obligées d'augmenter leur prix tôt ou tard... au risque de perdre des abonnés.
Si l'Etat souverain du Qatar accepte de perdre autant d'argent, c'est aussi parce que, via le sport, il est dans une démarche diplomatique. Le petit pays du Golfe, coincé entre l'Arabie saoudite et l'Iran, a besoin de la protection des pays occidentaux et cherche à acquérir le soutien des politiques français, comme un peu partout en Europe. Il se montre très soucieux de son image. A cet égard, l'enquête de la Fifa sur le « Qatargate » dénoncé par « France Football », accusant le Qatar d'avoir monnayé des votes en sa faveur pour devenir le pays organisateur de la Coupe du monde de football en 2022, pourrait être dévastatrice.
Cinéma : Canal+ fait pression
La politique, c'est en réalité la meilleure arme de Canal+ face à BeIN Sport. La chaîne cryptée l'a bien compris, qui est allée appeler à sa rescousse le puissant lobby du cinéma français dont elle est le principal pourvoyeur de fonds et auquel les politiques sont très sensibles. Tout ce que la France connaît de députés, sénateurs et autres ministres jusqu'au président de la République connaît la chanson : Canal+ fragilisé, c'est tout le financement du cinéma français qui est menacé. Jamais à court d'idées, Canal+ a même récemment évoqué avec des parlementaires la possibilité d'établir par la loi un projet de liste d'événements sportifs d'importance nationale qui serait réservée à la télévision numérique terrestre... Comme BeIN n'est pas sur la TNT, il en serait privé... Canal+ aura tout essayé. Mais il n'est pas au bout de ses peines : le Qatar a annoncé la semaine dernière avoir découvert un nouveau gisement gazier au large de ses côtes...
http://www.lesechos.fr/entreprises-secteur...atar-550987.php