Les commissions suspectes de Nasser al-Khelaïfi
15 JUILLET 2019 PAR YANN PHILIPPIN
Dans un courrier confidentiel consulté par Mediapart et The Guardian, le président du PSG demande, sur instruction de l’actuel émir du Qatar, que soit versée une commission irrégulière de 2 millions d’euros à l’agent du joueur Javier Pastore. La société des frères al-Khelaïfi a aussi réclamé des « frais » difficilement justifiables sur le transfert.
C’est l’histoire d’une demande de paiement très embarrassante pour Nasser al-Khelaïfi. Fin août 2011, le patron du PSG et du groupe de télévision BeIN Sports a demandé au directeur de cabinet de l’actuel émir du Qatar Tamim al-Thani de verser 2 millions d’euros d’une part et 200 000 dollars d’autre part à une société privée qatarie nommée Oryx QSI.
L’objectif : payer une commission irrégulière de 2 millions d’euros à l’agent du joueur argentin Javier Pastore en vue de faciliter son transfert au PSG. Et « défrayer » de 200 000 dollars la société personnelle des frères al-Khelaïfi.
C’est ce que montrent des documents confidentiels consultés par Mediapart et le quotidien britannique The Guardian, complétés par des documents issus des Football Leaks, obtenus par l’hebdomadaire allemand Der Spiegel.
Le courrier de Nasser al-Khelaïfi au directeur de cabinet de Tamim al-Thani, qui était à l’époque prince héritier, est doublement explosif. Il atteste d’un projet de paiement à un agent qui semble contraire à la loi et au règlement de la Fédération française. Et il affaiblit considérablement la défense de Nasser al-Khelaïfi dans l’affaire de l’attribution des mondiaux d’athlétisme 2017.
Trois mois après le projet de paiement à l’agent de Pastore, la même société Oryx QSI a en effet versé 3,5 millions de dollars à la société de Papa Massata Diack, fils du président de la Fédération internationale d’athlétisme (IAAF), un mois avant le vote d’attribution des mondiaux. Un courriel confidentiel indique que le versement a été négocié directement par le chef de cabinet de Tamim al-Thani, comme l’ont révélé Mediapart et The Guardian.
Le juge financier Renaud van Ruymbeke a mis en examen Nasser al-Khelaïfi fin mai pour « corruption active » au sujet de ce paiement. Le patron du PSG s’est défendu en expliquant qu’Oryx QSI, dont il n’était pas actionnaire en 2011 (seulement entre 2013 et 2016), est une société de « restauration traiteur » lors « d’événements sportifs et autres », fondée et contrôlée par son frère Khalid.
« Khalid Al Khelaïfi […] est directeur général de la société et il est la seule personne ayant le pouvoir de signature […]. Personnellement, je n’ai pas la signature et je ne peux engager la moindre dépense », avait déclaré Nasser al-Khelaïfi au juge fin mars.
La lettre confidentielle au sujet de l’opération Pastore, que nous dévoilons aujourd’hui, montre exactement le contraire : elle est signée de la main de Nasser al-Khelaïfi, au nom d’Oryx QSI. Le président du PSG aurait donc menti au juge lors de sa première audition en mars dernier.
Nasser al-Khelaïfi semble très embarrassé par cette affaire. Selon nos informations, lors de sa seconde audition, le 11 juin, par les juges Renaud van Ruymbeke et Bénédicte de Perthuis, il a refusé de répondre à toutes les questions, y compris celles sur Oryx QSI, estimant n’avoir rien de plus à dire que le contenu de la note remise fin mai aux juges par son avocat Francis Szpiner.
Nasser al-Khelaïfi a refusé de répondre à nos questions. Ses avocats français et britanniques nous ont d’abord indiqué que, vu la « quantité énorme de fausses informations et de documents fabriqués » que feraient circuler les États qui ont mis en place le blocus du Qatar, « [leur] client ne peut reconnaître ni l’authenticité des documents que [Mediapart a] décrits […], ni les diverses conclusions que [Mediapart] en tir[e] » (lire notre Boîte noire). Une fois confrontés au texte intégral de la lettre, ils n’ont pas donné suite.
L’émir du Qatar et son directeur de cabinet ont également refusé de nous répondre.
Tout commence à l’été 2011. Nasser Al-Kheilaïfi est débordé. En plus de ses fonctions chez Al-Jazeera Sports (l’actuelle BeIN Sports), il vient d’être nommé président du fonds souverain de l’émirat Qatar Sports Investments (QSI), ainsi que du PSG, dont il vient de négocier le rachat par QSI.
Le 29 juin 2011, il écrit un courriel confidentiel à une adresse Hotmail ouverte sous un pseudonyme, dont nous avons révélé qu’elle est utilisée par le cheikh Khalid al-Thani, directeur de cabinet de Tamim al-Thani. Devenu émir en 2013, Tamim était à l’époque prince héritier et avait la haute main sur l’ambitieuse politique d’influence par le sport de l’émirat, aujourd’hui ternie par de multiples soupçons de corruption (lire notre analyse ici).
En pièce jointe, il y a une lettre dactylographiée à en-tête de QSI, signée manuellement par Nasser al-Khelaïfi en tant que président du fonds souverain. Elle détaille les versements de l’État qatari qui doivent être « approuvés par Son Altesse le prince héritier » afin de pouvoir financer l’opération PSG : 76 millions à payer au propriétaire Colony le lendemain, lors de la signature ; et 131 millions pour acheter des joueurs et financer la première saison du club.
« Nous prions donc Votre Excellence d’accepter ces versements et de transférer lesdits montants », soit 207 millions en plusieurs tranches, sur le compte bancaire de QSI à l’agence de la Qatar National Bank à Paris. Vingt-quatre heures plus tard, le PSG était repris par le Qatar.
« À l’été 2011, j’étais concentré à 100 % sur le rachat du PSG, dont la saison sportive commençait en août, a raconté Nasser al-Khelaïfi au juge. Nous n’avions pas assez de temps pour préparer le club, car il fallait embaucher des dirigeants, un directeur sportif de haut niveau, un coach et de nouveaux joueurs. Nous avions un grand projet. »
Pourtant, le 3 juillet, soit trois jours après le rachat, Nasser al-Khelaïfi s’engageait par écrit, en tant que patron de BeIN Sport, à acheter les droits télé de l’IAAF pour aider le Qatar à remporter les mondiaux d’athlétisme (lire notre enquête ici).
C’est à la suite de cet engagement que la société Oryx QSI, officiellement gérée par son frère, a négocié le rachat de ces droits, en vue d’en revendre une partie à BeIN… à la condition que le Qatar obtienne les mondiaux 2017. Mais avec un versement immédiat de 3,5 millions de dollars à la société du fils du président de l’IAAF, au titre de la « campagne pour la candidature ».
Même si BeIN Sports, qu’il préside, était lié à ce deal, Nasser al-Khelaïfi affirme ne pas s’en être occupé, car il était accaparé par la reprise du PSG. « À titre de comparaison [avec ce paiement de 3,5 millions de dollars], le premier recrutement que j’ai fait était celui de Pastore, joueur dont le transfert a coûté 42 millions d’euros », s’est-il défendu devant le juge. Le milieu offensif argentin était, à l’époque, le joueur le plus cher jamais acheté par un club français.
Mais l’opération a aussi une face sombre. Javier Pastore a signé au PSG le 5 août 2011. Le 28, Nasser al-Khelaïfi écrit de nouveau, depuis sa boîte mail professionnelle, au compte Hotmail confidentiel du chef de cabinet du prince héritier Tamim al-Thani, pour lui adresser un courrier en pièce jointe.
L’émir du Qatar veut payer 2 millions d’euros à un agent via Nasser al-Khelaïfi
Il s’agit d’une lettre dactylographiée en arabe à en-tête d’Oryx QSI (notre document ci-dessous). Elle est signée au nom de la société par « Nasser Ghanem al-Khelaïfi », en caractères dactylographiés complétés d’un paraphe manuel. Le courrier est adressé à « Son Excellence le Cheikh Khaled bin Khalifa al-Thani, directeur de cabinet de Son Altesse le Prince héritier ». Son objet : « Commission de l’agent chargé du joueur Javier Pastore et dépenses de la société Oryx QSI. »

« La société Oryx QSI a le plaisir de vous apporter son salut le plus chaleureux à l’occasion de la fête de l’Aïd el-fitr », écrit Nasser al-Khelaïfi en introduction.
Le patron du PSG passe ensuite aux choses sérieuses. Son courrier fait « suite aux instructions communiquées oralement par Son Altesse le cheikh Tamim bin Hamad al-Thani, héritier du trône, que Dieu le préserve, à propos du paiement de la commission due à l’agent chargé du joueur Javier Pastore d’un montant de 2 millions d’euros, en échange de son transfert du club de Palerme au Paris Saint-Germain, auquel s’ajoutent les frais d’Oryx QSI, d’un montant de 200 000 dollars américains ».
Nasser al-Khelaïfi demande que ces deux virements soient effectués sur les comptes d’Oryx QSI à « la Banque islamique du Qatar, dans son agence de l’aéroport » : le compte en euros numéro 100224835 et le compte en dollars 100224834. « En vous remerciant pour votre aide et votre totale collaboration, veuillez agréer, Votre Excellence, l’expression de mon respect », conclut le patron du PSG.
En clair, le courrier décrit une opération ordonnée par l’actuel émir du Qatar, qui visait à verser, par l’intermédiaire de Nasser al-Khelaïfi et de la société Oryx QSI, une commission irrégulière à un agent, financée en secret par l’État du Qatar !
Le courrier pose aussi la question d’un possible enrichissement personnel. Oryx QSI a-t-elle réellement eu 200 000 dollars de frais liés au transfert de Javier Pastore ? S’agissait-il en réalité de la rémunération de Nasser al-Khelaïfi et/ou de ses frères Khalid et Mohamed, qui détenaient le capital d’Oryx QSI à l’époque ?
Il est strictement interdit pour un président de club de rémunérer personnellement un agent. La Fédération française de football (FFF) et la Ligue de football professionnel (LFP) ont confirmé à Mediapart qu’un tel paiement, s’il a été effectué comme convenu dans le courrier, violerait non seulement le règlement FFF, mais aussi la loi. L’article L.222-17 du code du sport stipule que seuls les joueurs et les clubs sont autorisés à payer un agent.
Javier Pastore a quitté le PSG en juin 2018. Son représentant est l’agent argentin Marcelo Simonian, dont nous avions dévoilé les acrobaties fiscales au sujet des revenus de sponsoring de Javier Pastore, lors de la première saison des Football Leaks en décembre 2016 (lire ici). Le parquet national financier (PNF) avait ouvert dans la foulée une enquête préliminaire pour « blanchiment de fraudes fiscales aggravées », toujours en cours.
Marcelo Simonian n’avait pas le droit d’être payé par le PSG sur le transfert de Pastore depuis Palerme, en vertu des règles françaises et internationales interdisant à un agent de représenter plusieurs parties lors d’une même opération(1).
Simonian détenait 50 % des droits économiques du joueur (c’est la TPO, lire ici). Il avait donc droit à la moitié des 40 millions ferme (hors bonus) payés par le PSG, qu’il n’a pas entièrement obtenus(2). Simonian était en plus, en Italie, l’agent du club sicilien et de Pastore. Le président de Palerme a d’ailleurs été sanctionné par la fédération italienne pour avoir accepté cette double représentation.
Dans le contrat de travail entre Pastore et le PSG, transmis pour homologation à la LFP, tout est a priori conforme. Ce document, issu des Football Leaks, indique que ni le club ni le joueur n’ont eu recours à un agent. Comme Simonian n’avait pas le droit de représenter Pastore, il a rémunéré un avocat français, Emmanuel Moulin, pour assister le joueur.
L’opération décrite dans notre courrier confidentiel visait-elle à contourner le fait que le PSG avait l’interdiction de payer Simonian, en lui versant 2 millions d’argent public qatari via une structure discrète contrôlée par Nasser al-Khelaïfi ?
Joint par Mediapart, Marcelo Simonian dément formellement avoir touché le moindre euro, ni d’Oryx QSI ni du PSG : « Ni moi ni Emmanuel Moulin n’avons reçu la moindre commission sur le transfert de Pastore. Zéro. […] Je ne pouvais pas recevoir de commission, car j’étais copropriétaire du joueur. »
L’agent argentin ajoute qu’il ne « connaît pas » la société Oryx QSI et qu’il n’a pas négocié le transfert de Pastore avec Nasser al-Khelaïfi : « Avec Nasser, on parle, on se serre la main. Mais la négociation s’est faite par téléphone avec Leonardo [directeur sportif du PSG]. »
Des documents confidentiels issus des Football Leaks suggèrent pourtant que l’agent a négocié une commission avec le club parisien. Le 15 septembre 2011, un mois après le transfert, un collaborateur de Marcelo Simonian prend contact avec Me Emmanuel Moulin au sujet de l’opération Pastore. Il lui demande de contacter le PSG pour réclamer le montant dû par le club à Simonian. L’agent est informé de cette démarche.
Toujours selon nos documents, un collaborateur du cabinet d’avocats prévient le lendemain Simonian et son collaborateur que Me Moulin a contacté le PSG et que le club aurait confirmé que le paiement a été réalisé.
Confronté à ces informations, Marcelo Simonian a démenti. « Peut-être que vous avez mal lu ou mal traduit », nous a-t-il répondu. Il ne « se souvient pas » d’un tel échange mais indique n’avoir « jamais demandé au PSG d’être payé » sur le transfert de Pastore.
Contacté par Mediapart, Me Emmanuel Moulin a refusé de commenter la démarche effectuée auprès du PSG. Il réfute en revanche « avec la plus extrême vigueur » toute entorse à la régularité s’agissant de sa mission de conseil auprès du joueur et sur la façon dont elle a été déclarée. Il est devenu, après cette opération, l’avocat de Javier Pastore en France, nous a précisé Simonian.
L’affaire est extrêmement embarrassante pour Nasser al-Khelaïfi. Il avait, on s’en souvient, déclaré au juge n’avoir joué aucun rôle au sein de la société Oryx QSI, dont il n’avait « pas la signature ».
Dans ce cas, pourquoi a-t-il signé au nom d’Oryx un courrier réclamant plus de 2 millions d’euros au directeur de cabinet de l’actuel émir ? Pourquoi a-t-il agi en tant que représentant d’Oryx, alors qu’il n’était à l’époque pas actionnaire de la société et qu’il n’y avait aucun mandat officiel ? Il n’a pas souhaité nous répondre.
Le projet de paiement d’Oryx QSI à Pastore, suivi trois mois plus tard par le versement de 3,5 millions de dollars par Oryx QSI à Papa Massata Diack, fils du président de la Fédération internationale d’athlétisme, montre que l’activité réelle de la société semble très éloignée de la « restauration traiteur » évoquée par Nasser al-Khelaïfi devant le juge.
Oryx QSI est-elle en réalité une société-écran destinée à faire transiter des paiements occultes du Qatar dans le domaine sportif ? Les 3,5 millions de dollars versés à la société du fils Diack ont-ils eux aussi été financés en secret par l’État du Qatar, comme c’était prévu dans l’opération Pastore ?
Il appartient désormais à la justice de répondre à ces questions et de percer les mystères d’Oryx QSI. Renaud van Ruymbeke étant parti à la retraite le 28 juin, l’enquête est désormais dirigée par une autre juge d’instruction du pôle financier, Bénédicte de Perthuis, qui était déjà co-saisie du dossier.
(1) La représentation multiple était interdite par la FFF et la Fifa en 2011. Cette pratique est toujours interdite en France mais a été autorisée par la Fifa en 2015.
(2) Marcelo Simonian n’a pas touché l’intégralité de ses 20 millions, car Palerme a refusé de le payer en 2011. Après des années de négociation et de procédure judiciaire, l’agent a accepté de revoir le montant global à la baisse, mais le club italien n’a toujours pas réglé le dernier versement de 2,8 millions d’euros. La procédure judiciaire intentée par Marcelo Simonian contre Palerme est toujours en cours, huit ans après le transfert de Pastore.
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