Toujours Michéa.
Citation
Scolie [20]
« le langage commun »
La thèse selon laquelle la dynamique du libéralisme culturel – parce qu’elle encourage logiquement la privatisation croissante de toutes les valeurs morales et philosophiques – conduit inévitablement à l’érosion continuelle de tout langage commun doit malheureusement être également comprise, de nos jours, dans son sens le plus littéral. Ce sont bien, en effet, les structures mêmes de la langue commune (comme Orwell en avait eu la géniale intuition) qui se trouvent à présent compromises par l’inflation exponentielle du « pompeux catalogue des droits de l’homme ». On pourra en trouver une confirmation éclatante dans un article paru sous la plume de Mmes Laure Ignace et Marilyn Baldeck dans la revue juridique Le Droit ouvrier de novembre 2017. Ces deux dames s’y félicitaient, en effet, qu’« au bout d’un combat judiciaire de treize ans la Cour de cassation [elles se référaient à la décision que cette dernière avait prise quelques jours après l’élection d’Emmanuel Macron] ait enfin admis que le “harcèlement sexuel” peut-être constitué par un acte unique, y compris lorsque le harceleur n’a pas usé de pressions graves et n’a pas recherché un acte de nature “sexuelle” » (je reprends ici l’étude en tout point remarquable d’André Perrin – « Harcèlement et novlangue » – publiée le 15 février 2018 sur le site Mezetulle). Si les mots ont encore un sens, cela veut donc dire que n’importe quel citoyen pourra désormais se voir poursuivi et condamné pour « harcèlement sexuel » quand bien même les comportements qui lui sont officiellement reprochés par la justice n’auront aucun rapport avec le harcèlement ni même avec la « recherche d’actes de nature sexuelle ».
Une telle décision, de la part de l’une des juridictions les plus hautes du système capitaliste libéral, a naturellement de quoi inquiéter tous ceux qui sont encore attachés aux libertés individuelles et civiques les plus élémentaires. Elle donne clairement à penser, en effet, qu’un point de non-retour a d’ores et déjà été atteint depuis l’élection présidentielle de 2017. Et donc qu’à l’ère de ce que Wolfgang Streeck appelle le « capitalisme post-démocratique » (dont l’avènement s’explique en grande partie, selon lui, par le fait que les gouvernements libéraux ont désormais beaucoup plus de comptes à rendre à leurs créanciers internationaux qu’à leurs propres électeurs) il n’existe plus de garantie institutionnelle sérieuse contre le pouvoir tyrannique et arbitraire qu’ont toujours eu les classes dominantes de modifier à leur guise, et en fonction de leurs seuls intérêts particuliers, le sens des mots de la langue officiellement commune (songeons, par exemple, aux innombrables mystifications que rendent continuellement possibles les jargons managérial et « pédagogique »). C’est d’ailleurs bien ce que Mmes Ignace et Baldeck reconnaissent elles-mêmes en rappelant que, lorsqu’il s’agit d’envoyer un individu de sexe masculin en prison, on ne saurait évidemment se laisser arrêter par de simples « considérations lexicales » (méthode qu’on pourra peut-être trouver expéditive mais dont nul ne peut nier qu’elle ait largement fait ses preuves dans la Russie de Staline). Ce n’est donc probablement pas un hasard si la principale caution intellectuelle que ces deux dames ont fini par dénicher à l’appui de leur révisionnisme lexical n’est autre que l’inénarrable Alain Rey – c’est-à-dire, comme le rappelle cruellement André Perrin, « le lexicographe préféré de France Inter et de Télérama ».
La suite – comme on pouvait s’y attendre – vaut évidemment son pesant d’or. Pour établir, en effet, que la notion de « harcèlement » n’implique en rien celle de répétition (car, pour Alain Rey, il suffit visiblement de téléphoner une seule fois à une personne durant sa sieste pour qu’elle soit aussitôt fondée à déposer une plainte pour « harcèlement téléphonique »), le principal argument avancé par notre brillant lexicographe, c’est que le mot « harcèlement », tel qu’il figure aujourd’hui dans tous nos dictionnaires, dérive en réalité du vieux français « hercèlement », terme qui, au XVe siècle, désignait un supplice qui se déroulait en une seule séance. Il suffisait donc tout simplement – peut alors triompher Alain Rey (et, à sa suite, bien entendu, Mmes Ignace et Baldeck) – de prendre le mot « harcèlement » dans le sens qu’il avait encore il y a à peine un peu plus de cinq siècles pour que la décision – à première vue effectivement baroque – des magistrats de la Cour de cassation retrouve immédiatement des couleurs et une apparence de logique.
On reste évidemment pantois devant une « argumentation » capable de mêler à un tel degré la mauvaise foi professionnelle de l’idéologue politiquement correct et ce qu’il faut bien appeler (il n’y a que cette formule de Baudelaire qui me vienne à l’esprit) la bêtise au front de taureau la plus massive et la plus avérée. Et, puisque André Perrin est le seul de nos intellectuels à avoir pris toute la mesure de cette décision ubuesque de la Cour de cassation, c’est donc logiquement à lui que je laisserai le soin d’apporter les quelques précisions de bon sens qui s’imposent dans cette affaire. « On ne sait pas trop – écrit-il ainsi – où M. Rey a été chercher que, pour bien faire leur métier, les juristes doivent donner aux mots non pas le sens qu’ils ont aujourd’hui, mais celui que ceux dont ils sont dérivés avaient il y a quelques siècles. Appliquons néanmoins son principe. Le mot travail, comme chacun sait, vient du latin tripalium, où il désignait un instrument de torture. En conséquence de quoi, tous les employeurs tombent ès qualités sous le coup de l’article 222-1 du Code pénal qui punit de quinze ans de réclusion criminelle “le fait de soumettre une personne à des tortures ou à des actes de barbarie”. Avec M. Alain Rey comme conseiller du ministère de la Justice, les tribunaux ne sont pas près d’être désencombrés. Quant au ministère de la Vérité de 1984, dont la façade était ornée des trois maximes “La guerre c’est la paix ; La liberté c’est l’esclavage ; L’ignorance c’est la force”, il pourra y faire graver une quatrième : “Le harcèlement est une action d’une très grande violence qui peut être réalisée en une seule fois”. »