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La seule limite que puisse connaître le travail, en droit inachevable, de la « déconstruction » libérale réside, à l’évidence, dans le degré d’imagination dont disposent à l’instant t les professionnels de cette pratique. Ceux-ci n’ont par exemple aucune peine à admettre qu’un individu « de sexe masculin », mais dont le ressenti profond serait celui d’un individu « de sexe féminin » (à supposer que ce type de distinction archaïque entre « féminin » et « masculin » ait encore un sens à leurs yeux), puisse exiger de la collectivité qu’elle valide son fantasme en reconnaissant de façon officielle qu’il est bel et bien une femme (quitte à ôter ainsi tout son sens, au passage, à l’exigence de parité).
On peut de même supposer que l’attitude de ces professionnels serait globalement identique dans le cas d’une femme « caucasienne » qui déciderait – comme par exemple le top model allemand Martina Adam en 2017 – de noircir artificiellement sa peau afin de faire coïncider, là aussi, son apparence physique et son véritable ressenti personnel (à moins, bien sûr, que le clownesque Louis-Georges Tin, en tant que représentant officiel du « noirisme » français – pour reprendre ici le terme jadis forgé sous le règne de François Duvalier et de ses Tontons Macoutes –, n’invite immédiatement à dénoncer dans ce type de démarche une variante particulièrement odieuse et sournoise du blackface néocolonial).
Il n’est pas sur, en revanche – si puissants sont encore de nos jours les stéréotypes âgistes (l’âgisme étant, selon la définition officielle qu’en donne l’Union européenne elle-même, « un préjugé contre une personne ou un groupe en raison de l’âge ») – que nos valeureux stakhanovistes de la déconstruction aient réellement pris conscience de l’enfer quotidiennement vécu par ces hommes que notre société raciste, chrétienne et patriarcale s’obstine encore à enfermer dans la catégorie de « seniors », alors même qu’aucun d’entre eux ne se reconnaît dans cette construction sociale arbitraire et que certains vont jusqu’à éprouver, au plus profond d’eux-mêmes, le sentiment enivrant d’avoir toujours vingt ans (quelques esprits ouvertement phobiques n’hésitant alors pas à âgiser ces malheureux en leur appliquant le terme infamant de « vieux beaux »). Il devrait pourtant aller de soi que l’idée selon laquelle chacun n’a que « l’âge de ses artères » n’est pas moins stigmatisante (ni, par conséquent, réactionnaire) que celle qui voudrait que notre « genre » ait quelque chose à voir avec nos propriétés anatomiques et biologiques.
On comprend dès lors assez mal ce qui peut encore retenir un Raphaël Glucksmann, un Éric Fassin ou un Édouard Louis (sinon précisément un certain manque d’imagination de la part de ces trois groupies particulièrement enthousiastes du modernisme libéral) d’enfourcher un nouveau cheval de bataille médiatique, en exhortant cette fois-ci leurs contemporains « les moins diplômés » (puisque c’est ainsi que les « politologues » médiatiques ont désormais l’habitude de désigner les classes populaires) à reconnaître – à côté des droits naturels, inaliénables et imprescriptibles de choisir son sexe et sa couleur de peau – celui, pour tout individu, de décider en son âme et conscience de la date de naissance qui convient le mieux à son ressenti personnel et qui devrait donc pouvoir figurer officiellement sur tous ses documents d’état civil.Droit qui pourrait même, éventuellement, se voir élargi au lieu de naissance, puisqu’on peut très bien, par exemple, avoir honte d’être né à Paris et se sentir, avant tout, breton, alsacien, basque, corse ou catalan (c’est d’ailleurs vraisemblablement une réflexion de ce type qui a récemment amené les éléments les plus progressistes de l’administration libérale à reconnaître officiellement le droit, pour chaque automobiliste, de décider librement de son département « d’origine »).
À charge, bien entendu, pour nos trois héros philosophiques de s’arranger ensuite entre eux pour régler le problème non moins complexe du calendrier de référence, puisque l’idée – hélas encore trop répandue de nos jours – selon laquelle nous serions réellement en « 2018 » ne peut évidemment avoir de sens que dans une perspective outrancièrement chrétienne – voire islamophobe – et relève donc, à ce titre, d’un préjugé typiquement postcolonial et ethnocentrique. Comme il est toutefois peu probable que les différentes élites religieuses de la planète réussissent à s’accorder pacifiquement sur le principe d’une divinité commune, il me semble que la façon la plus consensuelle de surmonter cet épineux problème (solution qui aurait, de surcroît, l’avantage d’être entièrement conforme à la sensibilité libérale des croisés du postmodernisme) serait encore d’adopter comme point de départ de l’ère de la mondialisation heureuse la date de naissance d’Adam Smith (ou, à défaut, celle de Mandeville, de Milton Friedman ou même – pourquoi pas ? – du jupitérien Emmanuel Macron).