Grosse histoire
Citation
Les flammes fatales de la rue Fondary
Par Soren Seelow
Dans l’incendie d’un immeuble du 15e arrondissement de Paris, la police découvre le corps carbonisé d’une escort girl. Puis le cadavre d’une autre femme dans la cave d’un squat. Qui les a tuées ? Et pourquoi ?
Le ciel était encore lourd, ce mercredi 3 août 2016, quand l’assassin a été rattrapé par son destin. A 18 h 13 précisément, une violente explosion retentit au 42, rue Fondary, dans le 15e arrondissement de Paris. Le troisième étage est balayé d’un souffle. Le voisinage accourt aussitôt pour observer les trois épaisses langues de fumée noire qui jaillissent des fenêtres au-dessus des jardinières. Parmi la pluie de débris retombés sur la chaussée, une paire de chaussures calcinées.
L’immeuble menaçant de s’effondrer, les enquêteurs du troisième district de police judiciaire (DPJ) n’investiront les lieux que tard dans la nuit. Sur le palier du troisième étage, ils découvrent un corps carbonisé en position fœtale. Un tatouage est encore visible sur le ventre de la victime : les lettres « MP », écrites en gothique. Maria Paz Gallardo Gonzales, une Espagnole de 26 ans, faisait profession d’escort girl et de mère maquerelle avant de périr dans cet appartement loué une semaine plus tôt sur Airbnb.
Maria Paz est la seule occupante de l’immeuble à y avoir perdu la vie. Mais plusieurs témoins disent avoir aperçu un blessé, quelques minutes après l’explosion : un homme, momie vivante surgie des flammes en bermuda, serait sorti dans la rue en courant, la peau des bras et des jambes « en lambeaux ». Sonné « comme s’il avait pris un gros coup sur la gueule », raconte un passant, il aurait articulé quelques mots incompréhensibles avant de « continuer à trottiner sans s’arrêter ».
Le grand brûlé de la rue Fondary est-il un suspect ou une victime ? L’enquête que mène le troisième DPJ se nourrit de faux-semblants et de rebondissements. Elle plonge ses racines dans le milieu de la prostitution en ligne et moissonne ses suspects au sein d’une petite bande de malfrats égarés par leur cupidité. Un cadavre en cachant un autre, elle s’achève par une cruelle ironie du sort dans un implacable retour de flammes.
« Bilka le feu »
Les enquêteurs ne tardent pas à retrouver la trace du mystérieux brûlé. Quatre minutes après l’explosion, il a été filmé par la vidéosurveillance de la RATP en train de sauter un portique à la station de métro La Motte-Picquet-Grenelle. Des prélèvements sont effectués sur le portique pour analyse : il s’agit d’un Algérien de 24 ans, Mourad B., connu pour des faits de vol et une affaire d’incendie dans un lycée de Malakoff (Hauts-de-Seine), six ans plus tôt. Son compte Facebook sonne comme un présage : « Bilka le feu ».
Au laboratoire central de la préfecture de police, les experts confirment ce que chacun pressent : l’incendie de la rue Fondary n’était pas accidentel. De l’essence répandue sur le sol de l’appartement s’est évaporée avant la mise à feu, provoquant la déflagration fatale à Maria Paz. Mourad B. a justement été filmé onze minutes avant l’explosion marchant, un récipient à la main, en direction de l’immeuble.
LA PROXÉNÈTE NE CHERCHE PLUS DE TUEUR : IL LUI FAUT DÉSORMAIS UN « NETTOYEUR »
Les soupçons autour de « Bilka le feu » vont bientôt s’étoffer. La veille de l’incendie, un riverain a aperçu une femme « blond platine » en pleurs à la fenêtre de l’appartement. Sa description ne correspond pas à Maria Paz, qui est brune. Mais, selon lui, la jeune femme était accompagnée dans la pièce par un homme et une autre femme : « Elle criait et elle pleurait. Elle parlait dans une langue étrangère. Elle était hystérique, elle tremblait... »
Après trois semaines de recherches, les enquêteurs localisent Mourad B. dans un hôtel du 17e arrondissement. A la vue des policiers, le jeune homme, étendu en slip sur son lit dans la moiteur de l’été, se jette au sol en hurlant. Brûlé au troisième degré, il porte des bandages ensanglantés aux bras et aux jambes. Ses plaies surinfectées dégagent une odeur pestilentielle. Les pompiers dépêchés sur place jugent impérieux de le transporter aux urgences. Placé en garde à vue à l’Hôtel-Dieu, le suspect se montre peu coopératif :
« Quel était votre emploi du temps le 3 août 2016 ?, lui demande l’officier de police judiciaire.
— Ahhh ! Monsieur, je ne peux pas répondre à vos questions, j’ai super mal, lui répond le blessé.
— Comment vous êtes-vous infligé ces brûlures ?
— Non, c’est bon, je ne réponds plus.
— S’agit-il de questions qui vous gênent ?
— Non, je n’arrive pas à parler, monsieur, j’ai super mal !
— Avez-vous autre chose à déclarer ou mettons-nous fin à ce sketch ?, s’enquiert l’enquêteur.
— Fin du sketch ! », lâche Mourad B.
Une écoute à Fleury-Mérogis
Cambrioleur réputé du 17e arrondissement, Mourad B. est connu dans le quartier sous les sobriquets de « Kabile », « Bilka » ou encore sous le diminutif de « Kaka ». Ses mésaventures font vite le tour de la place de Clichy. Elles reviennent aux oreilles d’un petit dealeur détenu à Fleury-Mérogis, un certain Sofiane, qui figure parmi ses contacts téléphoniques privilégiés. Les policiers ont la riche idée de le placer sur écoute en prison. Ils ne seront pas déçus.
Grâce à ses relations hors les murs, Sofiane a eu un avant-goût des déboires de son ami le « Kabile ». Le lendemain de son arrestation, un jeune du quartier l’appelle. Dans sa cellule, le détenu fulmine, persuadé que le « Kabile » a été balancé. Il ignore qu’il est lui-même sur le point de confirmer bien involontairement l’implication de son ami dans l’incendie et de conter aux policiers une intrigue aux développements insoupçonnés.
« Wallah, il s’est fait péter, l’autre !, annonce son interlocuteur.
— Ben… qui ?, demande Sofiane.
— Euh… Le Kabile, frère.
— Ben je sais , wallah, j’ai le seum [je suis dégoûté], là, je suis en train de péter un câble que j’insulte les mères aux gens, là ! Le Coran de La Mecque, je suis en train de péter un câble ! (...) Vraiment ils sont trop forts les keufs, wallah, j’te parle sérieux. J’t’explique, c’est comme dans les films : si l’acteur principal, il s’est pas fait péter, c’est mort, c’est lui il va tout prendre. »
Emporté par le flot de ses indignations, le détenu partage, trois jours plus tard, une série de révélations qui font basculer l’enquête : ses conversations révèlent que Mourad B. a voulu faire le « M. Propre » dans une histoire de « murder » (meurtre), une « racli » (femme) s’étant fait « uét » (tuer), qu’il y aurait un deuxième « cané » (mort) dans la « veca » (cave) d’un « bendo » (squat), et que tout a fini en « barbecue ».
« Le Coran, au tiékar [quartier], au bendo en bas, dans la veca, y a un keumé [mec], il est cané, frère, lui annonce un nouvel interlocuteur.
— Mais c’est une dinguerie, c’est qui qu’a fait ça ?
— C’est Bilka et l’autre, là-haut.
— Mais t’es un ouf, toi, tu vas m’dire, ils ont ramené ça ? T’es sérieux, là ? Le baille [le plan] qu’ils ont fait le soir même ?
— Ouais, y en a deux, y en a pas un, y en a deux, frère.
— Mais non ?
– Le Coran de La Mecque, c’est une dinguerie internationale. J’suis passé, et même y a des voisins ils ont dit : “Ça pue, tout ça.” Une racli, elle a cané sur place, elle a lébru [brûlé], la deuxième, juste elle s’est mangé des coups de schlasse [couteau] et ça y est, hop…
— Ah ouais, non, c’est chaud, là…
— Non, mais là, c’est… Non mais là, c’est toute ta vie en zonpri [prison] !
— Ah ouais, chaud chaud chaud.
— A ce qu’il paraît, c’est Bilka qui a cherché.
— Ouais, là il est pas frais, la vie de ma mère, il a fait n’importe quoi ! »
Le bouche-à-oreille continue les jours suivants. Au fil des conversations, l’histoire s’enrichit de nouveaux détails venus de l’extérieur de la prison, que Sofiane relate à ses interlocuteurs :
« Vas-y ma gueule, dans la veca du bendo…
— Ouais ?
— Y a un murder…
— Mais non ? C’est la même story [histoire] ?
— Wallah, en fait y en avait pas une, y en avait deux.
— Le Coran, il est con !
— Non mais là, c’est une dinguerie intergalactique. Il est parti faire le nettoyeur pour une racli.
— Pour une racli ?
— Ouais… Et la racli, ils l’ont uét après.
— Qui l’ont uét ?
— En fait, la racli qui les a envoyés pour faire le nettoyage, là… eh bah, elle les a payés, et après, vas-y, ils ont fumé la racli. (...) Il a explosé l’appart, wesh. Il s’est cramé au deuxième degré les jambes…
— Lui, Kaka, y avait quelqu’un qui voulait le tuer ?
— Mais non ! Il est parti… Regarde, en fait, y avait une meuf, une racli, elle a fumé une autre meuf, t’as capté ?
— Ouais.
— Dans le zequin [le 15e arrondissement]. Elle a pété Kaka, elle lui a dit : “Vas-y, nettoie-moi ça, faut pas que je me fasse tacler.” T’as capté ? Il est parti là-bas pour faire le nettoyeur, M. Propre, il a fait un barbeuc là-bas, ça a explosé, ça a fait retour de flammes sur lui. »
Les tremblements d’Alixon
Après avoir visité plusieurs dizaines d’adresses dans le 17e arrondissement, les policiers découvrent, le 23 septembre, un corps putréfié enroulé dans un drap blanc, un ours en peluche dans les bras, au fond d’une cave de la rue Sauffroy. La victime a été tuée de trente coups de couteau. Alixon Julietta Ortega Cano, une Colombienne de 26 ans, était portée disparue depuis le 2 août. Abandonnée dans ce sous-sol depuis cinquante jours, sa frêle silhouette aux cheveux ondulés blond platine n’est plus qu’un squelette noirci.
Les enquêteurs apprennent bientôt que la jeune femme travaillait depuis la mi-juillet comme escort girl pour Maria Paz, la victime de l’incendie de la rue Fondary. Son avatar en ligne lui a survécu sur les sites de prostitution Sexemodel et 6annonce, où des clients consciencieux ont commenté ses prestations. Ce cruel mémorial dressé deux semaines avant sa mort se résume à quelques photos de circonstance, un pseudonyme, « Karen la Colombienne », et des mensurations : « 100/62/90 », « 166 cm » pour « 49 kg ».
Le portrait dressé devant les enquêteurs par ses collègues de travail n’est guère plus éloquent. Elles se souviennent confusément d’une femme fragile, un peu « étrange », sujette à des trémulations. « Les clients se plaignaient d’elle, car elle fumait des joints et était toujours tremblante », dit l’une. « C’était une fille très très tranquille. La seule chose dont je me souvienne, c’est qu’elle tremblait beaucoup. Je crois que sa nervosité venait de la drogue », suppose une autre.
LE SANG A SÉCHÉ SUR LES MURS. LA MAQUERELLE DEMANDE ALORS À SON ACOLYTE DE DESCENDRE ACHETER UN BIDON D’ESSENCE POUR METTRE LE FEU À L’APPARTEMENT
Alixon Julietta Ortega Cano est morte incomprise. Née en Colombie, elle avait suivi sa mère en Espagne à l’âge de 9 ans, où elle avait été violée un an plus tard par son oncle maternel. Sa mère avait préféré retirer sa plainte pour faire sortir l’agresseur de prison. C’est à cette époque que les premiers spasmes sont arrivés : « Depuis ce moment-là, Alixon a commencé à avoir des tremblements, se souvient sa mère dans sa déposition. Elle a commencé à prendre des médicaments contre la dépression. »
La jeune fille devient mère à 17 ans. Elle travaille en Espagne comme femme de ménage et occasionnellement comme prostituée. Quelques années plus tard, elle fait la connaissance, à Barcelone, de Maria Paz, qui lui propose de travailler pour elle en France. Alixon a deux enfants de 2 et 9 ans. Elle a besoin d’argent. A la mi-juillet 2016, elle emménage avec une autre fille dans un coquet appartement parisien, loué par sa proxénète.
Voilà près d’un an que Maria Paz, belle brune à l’allure sportive, aussi ambitieuse qu’irritable, s’éloigne peu à peu du métier d’escort pour s’essayer au proxénétisme. Elle a fait venir à Paris quelques filles originaires d’Espagne et d’Amérique latine qu’elle régente avec autorité. La jeune maquerelle s’occupe de tout : elle loue les appartements, rédige les annonces en ligne, répond aux clients en se faisant passer pour ses filles et empoche la moitié du prix des passes, facturées 200 euros de l’heure.
Clients nocturnes
Entre les « marcheuses » des grands boulevards et la prostitution de luxe, un proxénétisme « milieu de gamme » s’est développé sur Internet. Après consultation des catalogues en ligne, les rendez-vous se prennent par SMS.
Logées par paires dans trois appartements parisiens, les filles de Maria Paz passent donc le plus clair de leur temps à dormir et à manger en attendant que leur maquerelle leur envoie des clients. Elles possèdent chacune plusieurs pseudonymes, « parce que les hommes aiment bien changer de fille », dit l’une d’elles aux policiers.
Dès son arrivée à Paris, Alixon fait part de ses premières désillusions à sa mère sur la messagerie WhatsApp. Elle se désole d’avoir moins de clients que la prostituée qui partage son appartement : « Elle n’arrête pas de travailler. Trop de magie noire. Ils arrivent les uns après les autres. » La jeune femme cherche un soutien dans le regard de sa mère, restée en Espagne. Elle lui envoie son annonce d’escort girl, et quelques photos : « Regarde, comme elle est belle, celle que j’ai faite, là. — Tu es magnifique ! Moi, je te trouve belle, ma fille. Sois patiente. Tu es très belle », l’encourage la mère.
La beauté n’y étant pour rien, l’horizon d’Alixon s’obscurcit. La jeune Colombienne n’est autorisée à sortir dans la rue que trente minutes par jour et ne dort guère la nuit, sa proxénète lui réservant les clients nocturnes : « En fait, s’ils l’appellent et qu’elle se repose la nuit, moi, je travaille. C’est une connasse », résume-t-elle. La relation entre les deux femmes s’envenime rapidement à cause de l’argent : Maria Paz a pour règle de collecter les gains des passes, et de ne payer ses filles qu’en fin de semaine pour s’assurer qu’elles ne s’enfuient pas.
« Maman, je n’en peux plus. Quand tu peux, appelle-moi, écrit Alixon dix jours après son arrivée. La patronne m’a insultée, on était en train de faire les comptes, et elle a sorti un autre prix et m’a retiré une grande quantité d’argent. Je lui ai dit que ça ne m’intéresse pas de travailler pour elle, et elle me dit que je ne peux pas partir, qu’elle a mon argent et qu’elle ne va rien me donner. » Sa mère tente de la réconforter : « Je m’inquiète, et je veux que tout se passe bien pour toi, ma fille. Essaye de te reposer. Je te mettrai une bougie blanche. »
Après deux semaines à Paris, la captive envisage déjà de rentrer en Espagne. Le 28 juillet, elle demande à sa mère de se renseigner sur le prix des billets d’avion : « On va voir jusqu’à quand je vais supporter ça. Si ça ne va pas mieux, je reviens dans une semaine. » A compter du 2 août, elle ne donne plus signe de vie : « Salut, ma fille, pardon de te déranger. Mais si je ne m’inquiète pas pour toi, toi qui es mon soleil, qui le fera ? », « Ma fille, ma reine, je t’aime. Tu ne dis rien, parle-moi, s’il te plaît », « Je suis inquiète, ma fille, pour l’amour de Dieu, réponds »...
« Blablabla… Policia… Finish ! »
Le temps était humide, ce mardi 2 août en début d’après-midi, quand un employé de bureau a aperçu une femme « blond platine » pleurer à la fenêtre du troisième étage du 42, rue Fondary. Dans l’appartement, une violente dispute vient d’éclater entre Maria Paz et Alixon. Cette dernière veut rentrer en Espagne et menace d’aller voir la « policia » si la maquerelle ne lui rend pas les 4 000 euros qu’elle lui doit.
Maria Paz appelle son petit copain occasionnel, Moncef, alias « Basic », chauffeur épisodique de VTC. Elle lui demande de passer pour l’aider à résoudre « un problème avec une fille ». Moncef se présente à l’appartement. Il y restera près d’une heure, suffisamment longtemps pour que les enquêteurs s’interrogent sur son rôle exact dans les événements qui vont suivre. Voici le récit qu’il en a fait : « Là, en clair, Maria m’a dit : “S’il te plaît, débarrasse-moi de cette fille !” Je l’ai regardée. J’ai rigolé. Je me suis dit : “Cette fille [Maria Paz], elle est pas nette.” Et je suis redescendu sur le trottoir. »
Sur le trottoir, Moncef a une idée. Il appelle son ami Kamel, alias « l’Escroc », livreur et cambrioleur à ses heures, et lui fait miroiter un plan. Appâté par la perspective d’un billet facile, Kamel déboule à son tour rue Fondary. Il raconte la suite : « Basic m’a dit : “Il y a deux meufs là-haut, y en a une qui veut caner l’autre.” Il me disait que la fille, elle voulait arrêter de faire la pain au chocolat, et que la mac elle voulait pas. Je lui ai dit : “T’es sérieux, là ? Tu veux que je tue quelqu’un ?” Il m’a dit : “Mais non, Kamel, je te connais, toi, tu es un escroc, on va trouver une combine pour pas faire ce qu’elle nous demande.” »
« L’Escroc » se laisse rapidement convaincre : « Basic voulait qu’on emmène la fille au métro d’à côté, et qu’on fasse croire à la mac qu’on l’avait éliminée. Le but était de la lui faire à l’envers. Pour moi, on n’allait rien faire de grave. Même, dans mon délire, on allait plus la sauver qu’autre chose. J’avais une petite appréhension quand même, on ne sait jamais dans quoi on se lance, mais bon… Il m’a dit que la mac pouvait nous donner 20 000 euros. J’ai dit : “C’est bien, on va la voir.” Et nous sommes montés à l’appartement… »
Le duo se présente sur le palier du troisième étage. Derrière la porte, la musique est assourdissante. « Basic » toque. La porte s’entrouvre. Maria Paz apparaît dans l’embrasure en minishort. « Et là, c’était ouch… La mac, on était choqués, elle était recouverte de sang », poursuit Kamel. « Elle avait des taches de sang sur son visage, ses mains, sur sa poitrine, abonde Moncef. Derrière elle, je voyais un truc par terre qui bougeait pas, qui parlait pas… C’était un drap, ou un rideau, une forme, une silhouette. »
Durant le laps de temps que « Basic » a passé sur le trottoir à attendre Kamel, Maria Paz a sauvagement tué Alixon de trente coups de couteau, ulcérée que cette dernière ait menacé de la dénoncer à la « policia ». Les deux hommes restent interdits sur le pas de la porte. « La maquerelle, elle nous a dit : “Blablabla… Policia… Finish !” Elle s’est retournée à 180 degrés, et elle a mis un coup de pied dans le truc qui était par terre, raconte “l’Escroc”. Elle a dit : “Voilà !”, et a mis un gros coup de pied, comme si c’était un sac-poubelle. » Moncef et Kamel se regardent, livides, et dévalent l’escalier.
« Disquette » pour un nettoyage
En fin d’après-midi, les deux amis ont regagné le 17e arrondissement. Maria Paz ne cherche plus de tueur : il lui faut désormais un « nettoyeur ». Elle appelle Moncef, qui rappelle Kamel. Remis de ses émotions, « l’Escroc » perçoit dans ce drame une occasion de se faire un peu d’argent. Il persuade deux complices d’entrer dans son « film » : son frère Nasser et le fameux Mourad, alias « Bilka le feu ». A 2 heures du matin, les trois hommes ont rendez-vous avec Maria Paz dans le quartier du Marais.
« Je leur ai expliqué que, quand la maquerelle arriverait en taxi, ils devaient rester assis sur un banc, car ils allaient me servir de tableau dans mon baratin, raconte Kamel. J’ai dit à la mac que Mourad était nettoyeur. Mourad lui a alors dit que, genre, il allait mettre le corps dans une valise. Il était en train de la baratiner, pour la disquetter [l’arnaquer]. C’était une mise en scène, tout ça. »
Convaincue par le tableau de « l’Escroc », Maria Paz remet aux trois acolytes une enveloppe contenant 11 000 euros, et leur en promet 4 000 de plus une fois le corps disparu. « Dès qu’elle s’est barrée dans son taxi, on a été dans une petite rue, on a sorti l’enveloppe et on a explosé de joie, se souvient Kamel. Mourad, tout content, mon frère, tout content aussi. Ils me prennent dans les bras en me disant : “Tu es le meilleur !” » L’histoire aurait pu s’arrêter là.
Aux yeux de « l’Escroc », l’arnaque est terminée. Mais Mourad et Nasser voient plus grand. Ils veulent récupérer le reste de la somme promise par Maria Paz. Au cours de la nuit, au bar d’un hôtel Ibis du 17e arrondissement, où la bande a ses habitudes, ils convainquent deux connaissances de les aider à transporter le corps, moyennant 1 000 euros chacun. Vers 6 h 30, le 3 août, Nasser, Mourad, « Chems », serveur chez Hippopotamus, et Hamza, un sans-papiers surnommé « le Blédard », garent une Mini Cooper de location devant le 42, rue Fondary.
« La loi de Dieu tombera sur toi »
« Chems », qui a passé la soirée à descendre des vodkas-Red Bull et des whiskys-miel, reste assis au volant. Ses trois comparses montent chercher le corps. « Quand j’ai pris le sac pour le mettre dans la voiture, j’ai senti que c’était un truc mou, comme une éponge, se remémore “le Blédard”. Puis j’ai senti comme un pied, ça me dégoûte même d’en parler. » Faisant fi de leur répulsion, les quatre apprentis nettoyeurs traversent Paris avec le cadavre d’Alixon dans le coffre de la Mini Cooper. Faute d’une meilleure idée, ils le déposent dans la cave d’un squat du 17e, tout près de chez eux.
Quelques heures plus tard, Mourad et Nasser retournent rue Fondary avec Maria Paz pour récupérer l’argent promis. La maquerelle est prête à monter jusqu’à 20 000 euros s’ils l’aident à nettoyer le sang qui macule les murs et le sol de l’appartement. La tueuse et ses deux comparses, équipés d’éponges et de produits ménagers, frottent tout l’après-midi. Mais le sang a séché. Le meurtre ne veut pas s’effacer.
La maquerelle demande alors à Mourad de descendre acheter un bidon d’essence pour mettre le feu à l’appartement. « Le Kabile » s’exécute et asperge le plancher. Une partie du carburant s’évapore dans l’espace confiné du salon : à peine a-t-il allumé son briquet que la pièce s’embrase en une soudaine déflagration. Maria Paz est carbonisée sur place. Gravement brûlé, Mourad sera retrouvé trois semaines plus tard agonisant dans une chambre d’hôtel. L’engrenage infernal s’est refermé sur la meurtrière et son âme damnée.
Chaque jour, pendant un mois, la mère d’Alixon continuera à envoyer des messages à sa fille, sans recevoir de réponse. Elle se résout à approcher sa tourmenteuse. Le 2 septembre, un mois après le double homicide, elle supplie Maria Paz de lui répondre, puis la maudit en invoquant le feu du ciel : « S’il te plaît, réponds. Mes petits-enfants ont 2 et 9 ans. Ne les laisse pas sans leur maman. Si tu fais ce mal à ces deux innocents, la loi de Dieu tombera sur toi. »
Maria Paz Gallardo Gonzales ne répondra jamais de son crime devant la justice des hommes. Neuf suspects ont, en revanche, été mis en examen dans ce dossier pour « assassinat en bande organisée », « recel de cadavre » ou « non-dénonciation de crime » : une prostituée vénézuélienne soupçonnée d’avoir aidé la maquerelle à laver des draps tachés de sang après le meurtre d’Alixon, ainsi que huit membres de la bande du 17e, consumés par leur vénalité.
Soren Seelow
Le 5 janvier 2018 à 12h40