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Dans les Yvelines: beau comme un stade de foot dans un jardin classé
PAR JADE LINDGAARD
À Grignon, près du château de Versailles, l’État met en vente 300 hectares de parc et un château du XVIIe siècle dans le cadre de l’aménagement du plateau de Saclay. Le site, aujourd’hui consacré à l’enseignement et à la recherche en agronomie, pourrait être acheté par le PSG pour y construire un centre d’entraînement. Les zones d’ombre sont nombreuses.
C’est une petite annonce que vous ne lirez pas sur le portail en ligne du ministère des finances. À vendre, à Grignon, dans les Yvelines, proche du château de Versailles, un parc de 290 hectares et son château du XVIIe siècle, comprenant une forêt de chênes, d’érables et de châtaigniers, mais aussi une falunière étudiée par le paléontologue Cuvier, des salles de cours d’AgroParisTech, des laboratoires de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) et les archives de René Dumont, chercheur et premier candidat écologiste à une élection présidentielle en 1974. Propriétaire : le ministère de l’agriculture. Travaux à prévoir. Mise à prix : inconnue.
Bien que la mise en vente du berceau historique de l’école d’agronomie soit de notoriété publique, elle n’est pas officielle. Alors que les terrains et les bâtiments de Grignon appartiennent au domaine public, le site consacré aux cessions immobilières de l’État ne publie aucune information à leur sujet. Malgré les deux visites du Paris Saint-Germain (PSG), à la recherche d’un lieu où construire son nouveau centre d’entraînement, la propriété « officiellement n’est pas en vente », explique son directeur, Jacques Melin. Le dirigeant d’AgroParisTech, Gilles Trystram, souhaite vendre le site « le plus cher possible », mais aucune offre de vente n’a été rendue publique. Il a fallu des enquêtes de journalistes pour que l’État reconnaisse que son prix plancher est de 35 millions d’euros. « Mais l’attente, c’est de vendre plus cher », explique Philippe Mauguin, le directeur de cabinet de Stéphane Le Foll. Le flou est total et les zones d’ombre nombreuses dans ce dossier.
Le club de foot parisien n’est pas le seul à s’intéresser au site, selon AgroParisTech. Mais les autres, s’ils existent, ne le font pas publiquement. L’annonce par le PSG qu’il pourrait emménager à Thiverval-Grignon a suscité l’indignation de certains riverains. Selon le cahier des charges de Qatari Sports Investment, le fonds propriétaire de l’équipe de foot, décrit par Le Parisien, ils souhaitent construire au moins treize terrains, dont un couvert, deux stades (de 5 000 et 1 000 places), un parking d'environ 1 000 emplacements, des bureaux administratifs, un espace pour les médias. Soit au moins 30 hectares pour la partie sportive, et une réserve foncière équivalente pour des projets immobiliers complémentaires, comme un hôtel, un restaurant ou une boutique. Le tout pourrait leur coûter jusqu’à 300 millions d’euros.
« Il faut sauver cet écrin naturel où serpente le ru de Gally. Ces terres agricoles et ces parcelles expérimentales sur la fertilité des sols, la plaine de Chantepie et son vieux mur de pierre, qui devraient céder la place à 18 terrains de football et à un mur d’enceinte sécurisé », écrit le collectif pour le futur du site de Grignon, créé fin 2015 autour de riverains, de personnels du site et de chercheurs. Leur pétition en ligne avait recueilli 22 500 signatures mardi 29 mars vers 15 heures. Le château de style Louis XIII a appartenu au général Ney qui y célébra ses noces. La légende dit que Napoléon vint y chasser le loup, réintroduit dans les bois alentour à cette occasion. Ce site « représente l’histoire et l’âme de tous ceux qui ont étudié les sciences de la terre et de l’agronomie pendant près de deux siècles », affirme Yvelines environnement. Un enseignement agronomique y est dispensé depuis 1827. Le site de Grignon a aussi hébergé des activités de recherche sur les farines animales pour l’alimentation des ruminants, ou encore sur les fruits lyophilisés. Il abrite aujourd’hui l'un des programmes de recherche de l’INRA sur la séquestration du carbone dans les sols (« 4 pour 1000 »). Spécialisé dans l’étude de la fertilité des terres, il sert aussi de terrain d’entraînement à la conduite de tracteurs pour les jeunes ingénieurs et bénéficie de la proximité d’une ferme expérimentale, où les riverains peuvent acheter des produits.
Dans le parc, autour du château, des laboratoires se mêlent aux bâtiments administratifs, aux salles de cours et aux résidences étudiantes. Certaines bâtisses sont en partie abandonnées car plus aux normes de sécurité actuelles et trop coûteuses à remettre à niveau. Des paillasses du début du XXe siècle dorment dans la poussière de l’un des plus anciens pavillons. Des toitures ne sont pas réparées, faute de moyens. Sous les arbres, un monument aux chercheurs morts pendant la guerre, et parmi eux, aux résistants. La forêt est fermée aux promeneurs, sauf autorisation, depuis la tempête de 1999. Terrains et bâtisses appartiennent au domaine public de l’État, selon AgroParisTech, depuis que Charles X a offert le site à la Société royale agronomique.
Les lieux sont aussi, dans leur majeure partie, inconstructibles. Selon le plan local d’urbanisme (PLU) de la commune, le site est presque entièrement classé en zone N, où toutes les constructions sont interdites, à part celles liées aux exploitations forestières et agricoles. Quelques parcelles sont estampillées « UD », où les constructions sont autorisées, mais seulement si elles ont un rapport avec des activités de recherche et d’enseignement agronomiques. Les exhaussements (surélévation) et affouillements (creusements) de sol y sont interdits, sauf en cas de déclaration d’utilité publique (DUP) ou d’intérêt général (DIG).
« Le site dans son entièreté est inscrit à l'Inventaire supplémentaire des monuments historiques, des parties sont en zone boisée classée, d'autres en terre agricole, plus des protections de type écologique et autres, explique Serge Lifchitz, l’architecte des Bâtiments de France en charge de ce territoire. Il existe beaucoup de contraintes sur ce site, et de nombreuses autorisations nécessaires pour l'implantation d'un quelconque programme. »
Selon le ministère de l’agriculture, l’État a établi un document foncier qui énumère tous les schémas de protection du site : PLU, schéma directeur régional d’Île-de-France, plan de prévention des risques inondation, protection de l’eau et des milieux aquatiques, zone naturelle d'intérêt écologique faunistique et floristique (ZNIEFF), autorisation d’occupation temporaire. Malgré nos multiples demandes à la préfecture de région et à son antenne des Yvelines, le dossier est resté introuvable.
Il suffit de se promener sur le site agronomique pour comprendre l’ampleur des contraintes architecturales. La couleur du bâtiment d’une résidence étudiante a été choisie pour ne pas jurer avec les pierres rosées du château. Un récent édifice hébergeant des laboratoires s’étire tout en longueur pour ne pas briser la perspective du paysage. Rien n’a été construit devant ni derrière le château pour préserver la ligne d’horizon qui s’étend par-delà les prairies et les bosquets.
Toute la commune de Thiverval-Grignon est sous contrôle architectural pour préserver son cachet patrimonial. Les consignes du PLU atteignent une incroyable précision : la hauteur des toits, l’orientation des maisons, les tailles des fenêtres. Les piliers décoratifs et les persiennes métalliques sont à éviter, de même que les poutres apparentes et les lucarnes en chien-assis.
Dans ces conditions, comment le complexe du PSG pourrait-il voir le jour ? « Le prérequis de toute offre, c’est de respecter ces contraintes, affirme Philippe Mauguin, directeur de cabinet de Stéphane Le Foll, lui-même ancien élève de l’école. Si le PSG dit qu’il est intéressé, il faut qu’il respecte le ru de Gally, la falunière, la zone humide. S’ils disent “on rase la moitié de la forêt, on pose des grandes structures d’acier partout”, ça ne sera pas possible. Mais on n’en est pas là. » Dans un communiqué, Jean-François Carenco, préfet de la région Île-de-France, affirme qu'il « fera respecter les règles qui sont applicables sur ce site et les protections qui s'imposent en matière des sites et de patrimoine ». Pour Gilles Trystram, directeur de l’école : « On peut construire à Grignon moyennant un certain nombre de contraintes. L’environnement est classé. Quand on a voulu faire le gymnase, l’architecte des Bâtiments de France n’a pas accepté que nous fassions n’importe quoi. »
Contacté par Mediapart, le PSG répond qu’« aucune lettre d'intérêt n'a été adressée à aucun des derniers sites à l'étude, ni même au préfet de région à ce stade, mais nous travaillons en transparence avec les services de la préfecture sur l'analyse des démarches administratives potentielles à accomplir sur chacun des sites au cas où ils seraient choisis ». Mais dans L’Express, Jean-Claude Blanc, le directeur général délégué du club, est plus direct : « Nous n’avons pas peur de faire de gros investissements, mais à condition que l’on ait la garantie, si l’on fait une offre, que notre projet pourra réellement et légalement se réaliser sur le site que nous aurons choisi. »
Gâchis d’argent public
Des représentants du personnel d’AgroParisTech et de l’INRA déplorent le gâchis d’argent public. Selon leur décompte, des millions d’euros ont été dépensés sur le site depuis la fin des années 1990. Deux bâtiments de laboratoires de recherche (EGER et BIOGER) ont coûté respectivement 7 et 8 millions d’euros. Une résidence de 250 chambres est le produit d’un partenariat public privé sur 30 ans pour lequel l’école reverse 500 000 euros par an. Selon leur estimation, le prix de vente du site à 35 millions d’euros est très sous-estimé au regard des dépenses des vingt dernières années. Mais pour l’État, même le bâtiment le plus récent (2008) sera amorti en 2020, lorsque enseignants et chercheurs devront partir.
Car pour l’État, la décision est prise : l’école et les labos de recherche doivent déménager pour rejoindre le plateau de Saclay où doit ouvrir, en 2023, le plus gros pôle universitaire français. Doivent y être relocalisés l’École normale supérieure de Cachan, l’École nationale de la statistique et de l’administration économique, Mines-Télécom, Centrale, une partie de l’université Paris-Sud et AgroParisTech. Initié sous la présidence Sarkozy, ce regroupement est destiné à améliorer la visibilité et la reconnaissance de l’enseignement supérieur français à l’international et à gagner des places dans le classement de Shanghai des meilleures facs, qui, malgré ses failles, continue d’obséder les décideurs publics. Il doit aussi créer une ambiance de travail créative, sur la base de l’émulation et des synergies, entre ces institutions et des partenaires privés.
C’est aussi un juteux programme de BTP puisqu’il faudra loger tous ces enseignants, étudiants et chercheurs, les transporter sur la future ligne de métro du Grand Paris Express, les restaurer. Et c’est très coûteux. La dotation financière pour l’aménagement du campus atteint 1,8 milliard d’euros. L’emménagement d’AgroParisTech doit être financé par la vente de ses quatre sites actuels (Grignon, le bâtiment historique de la rue Claude-Bernard, Paris-Maine et Massy), complétée par le plan d’investissement d’avenir, le plan Campus, la région Île-de-France et des économies d’échelle. « Quand on est arrivés, en 2012, on a rouvert le dossier et demandé à AgroParisTech et à l’INRA si la relocalisation à Saclay motivait toujours les équipes et servait l’intérêt scientifique et universitaire, explique Philippe Mauguin, du cabinet de Stéphane Le Foll. La réponse fut positive, notamment pour résoudre les problèmes causés par l’éparpillement des sites. » Pour Jean-François Carenco, préfet de la région Île-de-France : « Il s'agit là d'une mutation indispensable dans le monde moderne : regrouper les organismes de recherche sur un vaste campus permettant des synergies au profit du développement et de l'emploi. »
Le bouclage financier s’est achevé en 2014. Un partenariat public-public (PPPu) est mis en place avec la Caisse des dépôts et consignation qui prête à l’école et à l’institut de recherche selon un échéancier de remboursement qui ne doit pas dépasser leurs dépenses actuelles de fonctionnement. « La décision de vente sera prise fin 2016 au mieux. L’école a intérêt à ce que l’argent arrive le plus vite possible », ajoute son directeur. La société de réalisation Campus Agro a été créée (AgroParisTech : 51 %, Inra : 30 %, Caisse des dépôts : 19 %). Mais comment faire pour qu’elle touche la vente de sites appartenant à l’État ? Profitant d’une disposition de la loi LRU votée sous la droite, la puissance publique va transmettre la propriété du foncier et du bâti à l’école avant la vente, qui se conduira donc sans appel d’offres. « Si c’était une mise en vente par l’État, elle passerait par le site de France Domaine, reconnaît Philippe Mauguin, mais puisque AgroParisTech va devenir dévolutaire, ce n’est pas l’État qui vend et impose sa décision. C’est dans l’intérêt des personnels. »
Avant le deal final, la vente devra être acceptée par le conseil d’administration d’AgroParisTech. Dans une transaction entre deux acteurs privés, les arrangements sont permis à l’écart du regard public. C’est bien ce qui inquiète les opposants à la vente du site, effrayés par la puissance financière du fonds qatari. Ils proposent de créer sur le site un centre international d’échanges et de formation pour l’agriculture et l’alimentation et se demandent pourquoi la Caisse des dépôts, puisqu’elle est impliquée dans le dispositif, ne pourrait pas contribuer à son financement.
Si le fonds souverain qatari décide de se porter acquéreur du parc pour y implanter le nouveau centre névralgique du PSG, que pèseront face à ce rouleau compresseur les objectifs de préservation des terres naturelles, indispensables à la réduction des gaz à effet de serre, et de défense des parcelles agricoles ? Le dossier de la vente du site de Grignon démontre à quel point les arguments sur la nécessité et l’urgence de cesser la destruction des sols et d’apprendre à valoriser les campagnes autrement qu’en les couvrant de béton ne sont pas entendus par l’État.
Chaque année, le développement de projets d’activité commerciale (centres commerciaux, centres de loisir, zones logistiques, entrepôts de stockage de la grande distribution…), d’infrastructures de transport (routes, lignes ferroviaires à grande vitesse…) et surtout de logements, détruit entre 50 000 et 100 000 hectares de terres et d’espaces agricoles en France. Selon un calcul réalisé en 2015 pour Mediapart, le bétonnage du territoire français émet 100 millions de tonnes de CO2 chaque année. Cela représente 20 % de toutes les émissions de gaz carbonique du pays. C’est gigantesque. C’est presque autant que tous les rejets annuels des transports en France.
Le devenir du site de Grignon n’est donc pas anecdotique. Veut-on conserver ou démolir un lieu symbolique de la recherche publique française ? Est-on capable d’encourager l’agronomie à devenir une boîte à outils de la transition écologique ? Peut-on protéger les prairies, forêts et zones humides de la région parisienne, indispensables à l’action pour le climat et contre la pollution atmosphérique ? À Grignon, mais aussi dans le triangle de Gonesse, à Sivens ou à Notre-Dame-des-Landes, quatre dossiers qui mêlent enjeux écologiques et agricoles, la réponse du gouvernement est inconsistante et absurde.
Mediapart
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