Citation
"Jo n'a pas raté son match, c'est nous", par Yannick Noah
Vendredi dernier, j'avais invité une vingtaine de potes à dîner à la maison. Je me suis levé à 6 heures du matin pour aller au marché choisir les meilleurs produits. J'ai sélectionné les meilleurs vins. Je voulais vraiment leur servir le repas dont j'ai toujours rêvé. A 19 heures, un premier m'appelle pour annuler. Puis un second, un troisième... Ils m'expliquent l'un après l'autre que "bon, désolé Yann, mais là on vient de se faire une super bouffe à midi avec un nouveau chef étoilé, alors tu comprends, ce soir"...
C'est la même mésaventure qui est arrivée à Tsonga, vendredi 7 juin, en demi-finale de Roland-Garros. Quand il est entré sur le Central pour jouer Ferrer, le court était à moitié vide. Le public s'était gavé pendant plus de quatre heures avec les gladiateurs Nadal et Djokovic. Il n'avait plus faim. Tout le monde est allé pisser au moment où Jo a commencé son match. Et quand les gens ont repris doucement leur place dans les gradins, c'était trop tard, il était déjà mené 4-0.
Depuis 48 heures, les médias avaient pourtant rabâché que toute la France était derrière lui. Et le jour J, le Central est à moitié vide. Jo a été lâché. Je me souviens encore de la "une" de L'Equipe, il y a trente ans, le matin de ma finale contre Wilander : "50 millions de Noah". Tous n'avaient pas pu entrer dans le stade mais les tribunes étaient pleines. Et ce jour-là, j'ai pu compter sur le soutien du public. Je me souviens de la montée d'adrénaline au moment d'entrer sur le court. Ça me gonflait à bloc, j'avais l'impression de prendre toute la place. Je me sentais imbattable.
LA MESSE EST DITE
Jo aussi pensait avoir le public derrière lui. Il l'avait d'ailleurs dit : "Jouer une demi-finale à Roland-Garros avec mon public, c'est le top." Jo avait des rêves plein la tête. Il avait forcément imaginé le match avec toute la France derrière lui prête à en découdre avec le numéro 5 mondial. On allait voir ce qu'on allait voir. Je m'imagine à sa place derrière la bâche avant de pénétrer sur le Central, écouter le speaker déclamer son nom et entendre en retour trois vagues applaudissements. En cinq secondes, tout ce qu'il avait visualisé s'évanouit. Le temps qu'il se reprenne et la messe est dite.
Jo a joué son premier set en terrain neutre. Un peu comme une équipe de foot dont le stade est suspendu et qui joue à huis clos. Un scénario inimaginable avec Murray à Wimbledon ou Hewitt à l'Open d'Australie. Peut-être que nous ne sommes pas prêts à gagner. Jo n'a pas perdu, nous avons perdu ensemble. Jo, je l'ai vu perdre, mais jamais rater un match. Ce n'est pas la pression qui l'a étouffé. Il n'a simplement pas pu puiser dans cette énergie incroyable qu'il était persuadé de trouver dans le public. Mon entraîneur, Patrice Hagelauer, faisait souvent le parallèle avec le boxeur qui fend la foule et sent que tout le monde est derrière lui avant de monter sur le ring. Jo, qu'on compare souvent à Mohamed Ali, a été privé de cette énergie.
Il y a un point commun entre un match de tennis et un concert : il ne faut jamais rater son entrée et sa sortie. Ce qui est arrivé à Jo, c'est comme si j'avais joué à guichet fermé dans une salle de 20 000 places et qu'au moment d'entrer sur scène je m'étais retrouvé face une salle vide.
Vendredi, mes potes ont fini par débarquer pour le dessert. Trop tard, j'étais couché.
Yannick Noah
Lemonde.fr
Fantastique, un sommet de la lose. Le mec prend une branlée mais c'est la faute des autres.