Scruton dans le Figaro du jour
Citation
C’était un beau jour de mai 1968, il y a tout juste cinquante ans, en plein Quartier latin. L’histoire est en marche. D’un grenier de la rue Descartes, Roger Scruton, 24 ans, observe de sa fenêtre, comme Hegel à Iéna, passer l’âme du monde. Elle a le visage de jeunes bourgeois qui caillassent des policiers en exultant de joie et traitent de « fasciste » le gouvernement gaulliste. « C’est comme ça que je suis devenu conservateur », avoue-t-il. Les pavés de Paris furent son chemin de Damas et, tandis que d’autres embrassaient la révolte, lui se convertissait à la philosophie de l’attachement et devint « un méta-rebelle, en rébellion contre la rébellion elle-même ». Il faut dire qu’à cette époque ce n’est pas pour Foucault, Althusser et les structuralistes que Scruton est à Paris, mais pour Baudelaire, Rimbaud et Céline. Il lit Les Mémoires de guerre de De Gaulle et note avec satisfaction que l’incipit - « Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France » - possède le même rythme que le « Longtemps, je me suis couché de bonne heure » proustien, « bien qu’allant dans une direction opposée ». Pour Roger Scruton, la France est le paradis de la haute culture et les « voyous intellectuels » qui crachent sur un tel héritage sont des « petits cons ». « Pour moi, la France, c’était une libération, notamment de mes origines prolétaires misérables. J’étais en train de lire les grands écrivains, je buvais du bon vin. Et je les voyais dans la rue, en train de réclamer la destruction de ce que je trouvais merveilleux. Ils m’ont donné l’envie d’être l’opposé », raconte-t-il.
C’est donc aux révoltés de Mai 68 que nous devons la conversion de Roger Scruton, devenu l’un des théoriciens les plus brillants et les plus influents du conservatisme. Cheveux blond cendré hirsutes, visage tanné, vieux pull et pieds nus, il nous reçoit dans sa chambre de bonne encombrée de livres, à deux pas de Piccadilly Circus, dans un Londres pavoisant pour le royal wedding. À 74 ans, il a plus l’air d’un gentleman-farmer que d’un bourgeois victorien. Scruton, « sir Roger » désormais, puisqu’il a été adoubé chevalier par le prince de Galles il y a deux ans, vient d’un milieu modeste. Il est né en pleine Seconde Guerre mondiale, époque où l’Angleterre envoyait ses enfants dans des fermes car les villes étaient sous les bombes. Ses parents se sont rencontrés dans l’armée de l’air. Son père, qui venait de la classe ouvrière de Manchester, n’aimait ni la bourgeoisie, ni l’église, ni la monarchie. De gauche, républicain et patriote, il avait horreur pourtant des communistes et de leur internationalisme pacifiste.
Soutien à la dissidence tchèque
Malgré une sensibilité socialiste (« Il ressemblait, physiquement et intellectuellement à Jeremy Corbyn », sourit Roger Scruton), il éduque son fils à la beauté, notamment de l’architecture locale. « Il n’y avait aucun sens pour mon père au combat pour la justice sociale si les ouvriers obtenaient pour finir un appartement fonctionnel dans une tour en béton surplombant le bruit des autoroutes. Ils avaient droit à leur part d’enchantement », écrit-il dans De l’urgence d’être conservateur. « C’est la beauté qui m’a guidé vers le conservatisme », rappelle-t-il constamment. Étudiant les sciences naturelles à Cambridge, il s’est progressivement tourné vers la philosophie, en particulier l’esthétique. En 1965, il obtient un poste de lecteur à l’université de Pau et découvre la France. Il habite une petite maison sur les coteaux de Jurançon qu’il dévale sur le dos de sa Lambretta. Il explore les églises des petits villages béarnais : « En ce temps-là, elles n’étaient jamais fermées. La première chose que vous voyiez était une vieille veuve agenouillée sur un prie-Dieu, marmonnant sur son chapelet. Sa voix était la voix de l’endroit - la voix d’un amour qui refusait de mourir avec son objet. » De la France, il ramènera l’amour du bon vin et une femme, Danielle, qu’il épousera en 1974, pour divorcer en 1979… « Ça n’a pas marché », dit-il sobrement.
En 1980, alors que Margaret Thatcher vient d’arriver au pouvoir, il publie The Meaning of Conservatism, un pamphlet rappelant les conservateurs britanniques à leur doctrine traditionnelle, qui ne doit pas être confondue, d’après lui, avec le libéralisme. Ses critiques envers le libre-échange s’atténueront à la fréquentation des dissidents d’Europe centrale. À partir de 1979 et pendant une décennie il donne en effet régulièrement des cours de philosophie dans un appartement privé à Prague, après avoir fondé l’Association pour maintenir l’éducation et la culture en Tchécoslovaquie. Avec des amis, ils créent une université souterraine à Prague, Brno et Bratislava. Pour se donner des rendez-vous sans être écoutés par la police, ils écrivent des messages sur le papier des couches pour bébés, cousus ensuite dans la doublure des costumes. Le président tchèque et philosophe Vaclav Havel, qui faisait partie du réseau, lui remettra un prix en 1998 pour son soutien à la dissidence.
Dissident, il l’est devenu lui-même dans un Occident multiculturaliste et repentant. Marginalisé dans les années 1980 par l’intelligentsia britannique après avoir satirisé l’antiracisme dans les colonnes du Times, il n’a pas été promu comme il aurait dû l’être à l’université. Mais il s’en fiche. Auteur d’une trentaine de livres, devenu « sir », père de deux enfants brillants, il savoure la vie depuis sa ferme du Wiltshire, comté du sud-ouest de l’Angleterre. Il y pratique son hobby, qui est aussi celui du parfait conservateur : la chasse à courre. C’est d’ailleurs en chassant qu’il a rencontré sa seconde femme, Sophie, de trente ans sa cadette, qui est « master of foxhound» , rôle extrêmement prisé qui désigne la personne guidant la meute pendant la chasse au renard. Le Hunting Act, voté par le Labour en 2004, qui interdit cette tradition ancestrale au Royaume-Uni, est sans doute la mesure de gauche qui l’a le plus mis hors de lui. Comme beaucoup de membres de la gentry, il continue à chasser, profitant du flou juridique entourant la loi. « Le gouvernement travailliste a mis en œuvre cette mesure pour attaquer un symbole de la lutte des classes, mais ils n’ont pas pu persuader les juges que les chiens étaient membres de la classe aristocratique », dit-il avec un sourire malicieux et une ironie so british. La chasse, le vin, la musique et l’amour. Scruton goûte à tous les plaisirs de la vie. « Je bois donc je suis. J’aime le vin pour des raisons spirituelles plus que sensorielles. J’aime les conversations qu’il engage, la convivialité qu’il crée, l’histoire dont il témoigne », déclare-t-il, un verre de bourgogne blanc à la main. Serait-il un hédoniste conservateur ? « Je suis plutôt romantique qu’hédoniste. Je préfère le bonheur au plaisir. »
Il tient la politique à distance
C’est peut-être ce qui différencie le conservatisme de tradition britannique, décomplexé, souple et empirique, d’un conservatisme français parfois honteux, rigide et rationaliste. Il est vrai qu’il est plus facile de se dire conservateur au Royaume-Uni qu’en terre jacobine. Un pays qui n’a connu ni la Révolution de 1789 ni Vichy et où le penseur majeur de la pensée contre-révolutionnaire, Edmund Burke, était membre du Parlement. « Notre parti politique le plus populaire s’appelle d’ailleurs le Parti conservateur », rappelle Scruton.
« Le conservateur britannique est serein parce qu’il sait qu’il a sa place, il est reconnu dans l’histoire politique de son pays, ancré dans une géographie, dans une philosophie qui peut dire son nom », résume l’essayiste Laetitia Strauch-Bonart, auteur de Vous avez dit conservateur ? (Éditions du Cerf), qui a été l’assistante de Scruton et reste profondément marquée par son œuvre. D’après elle, le conservatisme français ferait bien de s’inspirer de la tradition britannique : « Le conservatisme britannique est une pensée positive, une pensée qui dit oui, là où le conservatisme français préfère dire non. » C’est exactement ce que pense sir Roger, qui n’apprécie pas le réalisme brutal et la critique du romantisme d’un Charles Maurras : « Sans le romantisme, le conservatisme ne vaut rien. Il ne faut pas seulement préserver mais réenchanter. Pas parce que l’ordre est nécessaire mais parce qu’il est beau et bon. »
Le conservatisme de Scruton est joyeux, teinté d’un flegme anglais opposé à l’obsession du déclin qui hante certains intellectuels français. Aussi, il dit beaucoup apprécier Alain Finkielkraut, mais trouve que « c’est un Atlas qui porte la misère de l’Occident moderne sur ses épaules ». Lui se verrait plutôt en Ganymède, l’échanson des dieux. Les conservateurs français, qui sont si en vogue en ce moment, le lisent-ils ? « Pour moi, c’est le plus grand philosophe vivant en philosophie politique. On ne se rend pas compte du monument qu’il est. Il a été de toutes les grandes batailles idéologiques de son temps. Sa pensée est limpide », souligne Laetitia Strauch-Bonart. On l’entend sur France Culture, on le lit dans les colonnes du Point, du Monde ou de Valeurs actuelles, deux de ses livres - De l’urgence d’être conservateur (Le Toucan) et Conservatisme (Albin Michel) - ont été récemment traduits en français. Même les responsables politiques ont tenté de lui mettre la main dessus.
En octobre 2017, il avait répondu oui à la Journée de la France silencieuse, organisée par Sens commun, mais celle-ci avait été annulée après les propos fracassants tenus par son président, Christophe Billan, qui avait admis la possibilité d’une alliance avec Marion Maréchal-Le Pen. Bruno Retailleau, leader de Force républicaine, le lit assidûment. Laurent Wauquiez confie aimer sa vision de Mai 68 : « Sa réaction spontanée face à Mai 68, quand il dit : “J’ai compris que je préférais conserver les choses que les détruire.” Au fond, tout est dit, et ça a fondé beaucoup de mon approche politique. »
Roger Scruton, lui, a une vision toute particulière de la politique. Disons qu’il la tient à distance. Certes, en Angleterre, une jeune génération de tories le lit et il est très ami avec Michael Gove, ex-secrétaire d’État à la Justice sous Cameron, conservateur pro-Brexit, mais lorsqu’on lui demande quel est le premier ministre britannique qu’il admire le plus il répond : lord Salisbury. Ce nom ne vous dit rien ? Normal, ce premier ministre conservateur de la fin du XIXe siècle n’a pratiquement rien fait de marquant. « Voilà un vrai conservateur. Ne rien faire, mais donner l’impression qu’il n’y a rien à faire, c’est un but très difficile en politique », remarque Scruton. Le vrai conservateur, n’est-ce pas celui qui aime et décrit le monde tel qu’il est plutôt que de vouloir le changer ? Au fond, sir Roger, qui a aussi écrit deux opéras et cinq romans, est un artiste. Commentant sa dernière interview dans Le Figaro, il nous confiait : « Le dessin était assez flatteur : j’ai même l’aspect détaché et songeur d’un écrivain français. Trop tard maintenant, mais ça aurait été ma carrière préférée. »