Par Laurent Telo
C’est entendu, Didier Deschamps est désormais « le sélectionneur de l’équipe de Fraaaance champioooonne du moooonde 2018 ». Il est perché sur le toit du monde, il a tout gagné, etc. On n’a pas fini d’en souper. Donc, laissons le football de côté un instant pour évoquer un futur défi – notre homme est insatiable –, où il pourrait bien devenir, une fois encore, le meilleur : le gainage.
Le gainage est un exercice de renforcement abdominal exigeant qui consiste à se maintenir le plus longtemps possible en position de planche appuyé sur les avant-bras. Le record planétaire est de huit heures et une minute. Depuis quelques années, et ça se voit car il est devenu tout mince, Deschamps s’entraîne d’arrache-pied. Comme il est très scrupuleux, il a même trouvé une technique ergonomique qui consiste à placer des petits coussinets sous ses avant-bras. Désormais, il tient plus d’une heure, ce qui est très encourageant.
Cette passion méconnue a un sens : le challenge, la victoire, sous toutes ses formes, à n’importe quel prix, est son principal hobby. Une obsession de collectionneur, psychotique, même. Et comme la nature l’a doté d’un esprit footballistique supérieur dans ce genre d’exercice, son palmarès de joueur-entraîneur est devenu, depuis dimanche 15 juillet, presque indécent.
Ce palmarès, déplions-le, mais seulement l’essentiel, une table standard est bien trop petite, en mesurant scrupuleusement, pour chaque titre, le degré de travail, d’acharnement dans la routine, de va-et-vient dans un même rectangle-cage, d’abnégation et de chance, de force mentale, de renoncements et de ténacité de chien errant pour ne jamais abdiquer.
Ce sont à la fois des clichés sportifs et des réalités (sur) humaines : cet homme est un champion. Un champion du monde, un champion de France, un champion d’Italie, un champion d’Europe, et un champion du monde, encore, en tant qu’entraîneur, cette fois. Avant lui, ils n’étaient que deux, ce qui souligne la difficulté du genre, à garnir le gratin légendaire de ceux qui sont parvenus à remporter une Coupe du monde comme joueur puis comme entraîneur : le Brésilien Mario Zagallo et l’Allemand Franz Beckenbauer.
Homme de la situation
Deschamps a 49 ans. Il a presque toujours été ce qu’il est aujourd’hui. L’homme de la situation du football français. Depuis 1989 et sa première sélection en équipe nationale, il a toujours été ce passe-partout qui ne paye pas de mine, qu’on ne voit jamais arriver et que seul un futurologue de l’absurde aurait pu imaginer si haut. Dans son dernier livre, son ancien coéquipier Bixente Lizarazu (Mes prolongations, Seuil, 256 p., 19 euros) a résumé : « Son importance, c’est en son absence qu’on la mesure le mieux. » Il n’y a pas de sens caché ironique. C’est juste que si Deschamps n’irradie pas, il prolifère.
A l’aube de son destin, Deschamps était Blanchard. C’est le surnom que lui avait donné son grand copain de toujours, Marcel Desailly, quand ils se sont rencontrés au centre de formation du FC Nantes au début des années 1980. Gérard Blanchard, le chanteur pour campings qui beuglait que son amour était « parti avec le loup dans les grottes de Rock-Amadour ». Car Desailly, qui aimait beaucoup son copain, estimait, quand même, que s’obliger à porter un débardeur en jean sous un pull jacquard, plus une coupe mulet, était, certes, un signe des temps mais pouvait, déjà, piquer les yeux. Mais Deschamps et le culte des apparences, on l’a compris… Et donc, Desailly l’a appelé Blanchard. Blanchard et Desailly ne se quitteront plus beaucoup.
Après, il y aura toute une vie de redondances. Des entraînements, beaucoup d’entraînements, des matchs, des contrats avec de plus en plus de zéros, des victoires, des histoires d’argent, le moins de défaites possible, des transferts, etc. Et puis, aussi, surtout peut-être, la mort de deux frères. Desailly se souviendra toute sa vie que c’est Blanchard, et personne d’autre, qui lui a posé la main sur le bras pour lui annoncer la mort, en novembre 1984, dans un accident de voiture, de son demi-frère, Seth Adonkor, un grand espoir du football français. A cet instant, Desailly s’est dit que Blanchard n’avait que 16 ans et qu’il était déjà beaucoup plus adulte que les autres.
« IL MARQUERA PLUS L’HISTOIRE DU FOOTBALL COMME ENTRAÎNEUR QUE COMME JOUEUR »
MICHEL PLATINI
Deschamps a 20 ans quand son propre frère, Philippe, 22 ans, succombe dans un accident d’avion. Il n’avait sans doute déjà plus grand-chose à a apprendre mais la cruauté de la vie ou de la mort peut vous faire courir encore plus vite, encore plus longtemps, si c’est votre destin. C’est un moment fondateur, évidemment, mais dont il ne parle jamais.
C’est ainsi, avec lui : il ne parle jamais de ce qu’il a en dedans. Ni de sa mère, vendeuse de laine, et de son père, peintre en bâtiment au Pays basque. Ni de son âme de chef depuis toujours. De l’art de mener les hommes et de celui de bien s’entendre avec les entraîneurs et les dirigeants, dans une forme assumée de fayotage et rarement remise en cause, même par ses camarades de jeu, sauf par ceux qui ne sont pas sélectionnés ou titulaires à cause de lui.
La prophétie de Platini
A 24 ans, Bernard Tapie en avait fait un capitaine et son relais privilégié à l’Olympique de Marseille, où ne jouaient que des stars. Il deviendra ainsi le premier Français à soulever la Ligue des champions, en 1993. Aimé Jacquet en avait fait son capitaine en équipe de France. Il deviendra ainsi le premier Français à soulever une Coupe du monde, en 1998. Noël Le Graët, le président de la Fédération française de football (FFF), en a fait son sélectionneur national préféré. Un jour, Blanchard sera président de la FFF.
En 2004, alors que Deschamps était encore un entraîneur jeune, Michel Platini avait voulu prédire, avec un soupçon de jalousie chambreuse qui lui ressemble : « Il marquera plus l’histoire du football comme entraîneur que comme joueur. »
Quelques minutes après le but en or de David Trezeguet et la victoire à l’Euro 2000, tandis que quelques Bleus improvisaient une discussion sur l’herbe du terrain, Deschamps basculait à la fois naturellement et brusquement de son statut de joueur à celui d’entraîneur. Roger Lemerre, le sélectionneur d’alors, le suppliait de rester encore, un peu, mais lui, comme toujours, avait déjà tout prévu. Il avait déjà dessiné les plans de son nouveau monde de coach. Il se fera la main à l’AS Monaco, avec une finale (perdue) de Ligue des champions en 2004 ; redonnera quelques couleurs à la Juventus Turin tombée bien bas ; réapprendra à l’OM à gagner – champion de France 2010 – après dix-huit ans de disette.
Deschamps pourrait avoir une statue dans tous ses ports. Mais, tout de même, ce n’est pas si simple. Sa trajectoire footballistique, c’est une histoire française. Une nationale tortueuse et truculente, pas une autoroute allemande.
Un besoin viscéral de tout savoir
Parce que le football, c’est un milieu où il y a de l’herbe verte et aussi des orties, un milieu quelquefois tordu comme un bretzel. Quand éclate le scandale de corruption de l’affaire VA-OM, en 1993, il est le capitaine et le joueur de confiance de Tapie. Quand éclate l’affaire de dopage à la Juventus, qui semblait avoir été transformée en hôpital, Deschamps était un titulaire indéboulonnable. Mais il n’a jamais bronché.
Durant le procès, il s’est même mis à discuter posologie et effets indésirables avec l’expert médical du tribunal, qui s’est aperçu qu’un joueur de foot pouvait en connaître un rayon. Deschamps a un besoin viscéral de tout savoir, de tout maîtriser. De ces deux plus gros scandales du football européen de la fin du XXe siècle, il est sorti immaculé. Il n’y a que les journalistes, sûrement ceux pas très fans de foot, qui lui rappellent, à l’occasion, ces épisodes. Dans ces moments-là, ses yeux ne cillent pas, il reste raide comme la justice, si l’on peut dire. Oui, car se sentir coupable, ce serait le commencement de la défaite.
Une fois qu’on a fait le ménage avec toutes les accusations, on supporte mieux les critiques sportives. Quantité tellement négligeable. Depuis les échecs en quarts de finale du Mondial 2014 – contre l’Allemagne – puis en finale de l’Euro 2016 (contre le Portugal), ce qui ne lui ressemble pas, il était « sous pression », comme on dit.
Attention, rien de comparable avec ce qu’Aimé Jacquet a pu subir entre 1996 et 1998 (l’écartèlement du sélectionneur en place publique n’est plus à la mode), mais tout le monde n’en pensait pas moins : comment se passer de Karim Benzema ? Est-ce bien raisonnable de n’avoir pas de schéma tactique défini à l’orée du tournoi mondial ? France-Danemark (0-0), était-ce bien un match de football ? Deschamps n’a répondu à rien. Il n’y avait pas besoin. Il a gagné.
Troisième étoile
Depuis dimanche et ce nouveau Graal, il a encore ajusté sa trajectoire. Il est celui qu’on redécouvre toujours et qu’on réhabilite sans cesse, sans trop culpabiliser. Car on peut en penser ceci ou cela, Deschamps estime, lui, que le parfum enivrant des perdants magnifiques, les attaquants en gants blancs et casoars, le romantisme, tout ça, ce n’est pas son genre… Lui préfère les réponses adéquates et froides comme une technologie moderne.
On lui parle souvent de cette troisième étoile, qui, visiblement, n’appartient qu’à lui, celle qu’on appelle la bonne étoile. La chance, celle qui décide, par exemple, que l’attaquant uruguayen Edinson Cavani, blessé, ne jouera pas le quart de finale. Deschamps déteste parler de ça, cela voudrait dire que son travail n’y est pour rien, alors qu’il traque le plus petit des hasards dans toutes les encoignures.
Parce que la victoire collective n’obéit à aucune loi rationnelle, l’union est imperceptible, l’osmose insondable, surtout avec une jeune génération qui cherchera toujours à jouer son petit air solo, qui rigolerait beaucoup si on lui faisait chanter « aimons nous les uns les autres, si tous les gars du monde… » La contribution de Deschamps ? La pincée de sel qu’on ajoute à un plat déjà très compliqué.
Dimanche, il a largué les amarres de son dernier rêve. Il peut aller se reposer le septième puis les jours suivants. En théorie, il est lié à son mandat de sélectionneur pour encore deux années. Et on va reparler très vite de Zinédine Zidane, en vacances, invisible depuis le début de l’épopée russe, pour lui succéder.
A l’heure de soupeser les deux plus prestigieux monuments du football français, de laisser la foule choisir, sur l’avenue, entre « Zidane président » et « Deschamps Elysées », il convient de constater qu’on pardonne tout à Zidane et qu’on pardonne presque tout à Deschamps. Pourtant, il n’est plus du tout certain que même Zidane ait envie de succéder à un monument pareil. Faire aussi bien ? Il semble que, cette fois, Deschamps a vraiment tué le métier