Citation
« Pourvu qu’il y en ait un à l’arrivée ! »
À QUATRE-VINGT-TROIS ANS, Albert Bouvet est bien conservé, comme ces pavés qu’il débusquait jadis sur les chemins perdus d’un Valenciennois braconnier, après en avoir lui même usiné, dans les carrières de granit de Melle, en Bretagne. « C’était avant que je passe professionnel : un travail dur, ingrat, on sculptait la pierre à la main » , rapporte ce Breton de pure souche, installé à Draveil (Essonne), qui évoque, par sa prestance, ses cheveux argentés, sa démarche chaloupée et son phrasé précis, les acteurs des années 1960, le Gabin du Grisbi ou bien encore Paul Frankeur, dont le frère travaillait à L’Équipe. Bouvet, lui, courait les pistes avec, comme point d’orgue une poursuite de dix bornes au Vél’ d’Hiv’ gagnée contre Anquetil dans les recours lucratifs d’une carrière éclectique, auréolée d’un succès dans Paris-Tours en 1956, ce qui lui fait dire avec humour : « Merckx et moi, on a gagné toutes les classiques ! »
Carrière refermée, il avait tâté du journalisme au Parisien libéré avant d’en rejoindre les services sportifs, au chevet d’un Paris-Roubaix moribond. C’était au lendemain de l’édition 1967, remportée par Janssen devant Altig et Van Looy. Un tiercé royal. « Ce n’étaient que des petits pavés sur des départementales bien entretenues, se souvient-il. Et les coureurs les contournaient en empruntant, sur le bas-côté, la bande en mâchefer. » Le lendemain, au siège de l’organisation, au faubourg Montmartre, Jacques Goddet lui tombe dessus. « Content de vous voir, Bouvet, lui lance-t-il. Venez dans mon bureau. Paris-Roubaix est foutu ! »
« Ne t’avise pas d’approcher les coureurs »
Le patron a trouvé la course insipide. Plus grave : les Ponts et Chaussées vont goudronner le pas Rolland, à Mons-en-Pévèle. Un secteur stratégique. « Une catastrophe ! enchaîne Goddet. Sans pavés, il n’y aura plus de sélection, la course deviendra banale. » Bouvet rejoue la scène : « Je sais tailler des pavés mais je me vois mal en remettre là où il n’y en a plus. » Le ton de Goddet se fit comminatoire : « Prenez votre bâton de pèlerin, allez dans le Nord, battez la campagne et recensez tous les pavés que vous trouverez. Je vous demande ça comme un service. »
Un mot d’ordre : sauver Paris-Roubaix d’une mort annoncée. Le défendre face aux assauts des goudronneuses sous l’essor d’une industrie automobile prospère. Bouvet s’en remet à Jean Stablinski, un ex-champion du monde (1962). Fils de mineur, mineur lui-même, « Stab » possède un magasin de cycles à Valenciennes, dont l’employé est Édouard Delberghe, un routier du groupe Pelforth. « Il me conseille d’orienter la course vers l’est, le Valenciennois, et des chemins d’intérêt communaux au plus près de la frontière belge » , retrace-t-il.
Peu après les fêtes pascales, ils partent sillonner le Nord, à partir d’Aulnoy-lez-Valenciennes. Peu avant Le Cateau, ils bifurquent vers Neuvilly. Il pleut des cordes. Leur voiture s’embourbe. Les chaussées sont défoncées. Gorgées d’eau. Stab lui apprend l’existence à Arenberg d’une tranchée pavée posée sur une fondrière et qui semble construite par Vulcain et son marteau de 30 cm sur 30. Ils s’y rendent sans attendre. Bouvet reste atterré devant cette trouée, qui se hérisse, sans accotements, sous le couvert d’une forêt lugubre. « C’était du gros pavé archaïque, pas taillé, débité brut » , décrit-il.
Goddet donne son aval. On passera bien par Arenberg. Au téléphone, Stab s’en amuse : « Je serai le seul à avoir travaillé dessous et dessus. » Pourtant, plus l’échéance approche, plus l’enthousiasme fait place chez Bouvet à une sourde inquiétude. Et si, à cause du mauvais temps, il n’y avait pas un seul coureur à l’arrivée ? Goddet le rassure : « Pourvu qu’il en ait un ! Ce sera suffisant. » En triomphant à Roubaix devant l’auguste Van Springel, Merckx accréditera cet « Enfer du Nord » reformaté qui fera beaucoup jaser, avec la bénédiction d’un Goddet enchanté. « Regardez-les, ils ne sont même pas sales » , s’était extasié l’organisateur devant les coureurs. Bouvet, lui, était allé deux fois au tapis avec sa moto. Il s’en ira dans les douches se confronter aux quarante-quatre rescapés. « Ne t’avise pas de les approcher, l’avait averti un journaliste, ils te feraient la peau… » Boutade ou pas, il voulait en avoir le coeur net. « Ils étaient tous fiers d’avoir terminé, se réjouit-il, ils en tiraient gloire personnelle, l’un d’eux m’a simplement dit : c’est une folie, il n’en faudrait pas deux comme ça. »
Depuis, la course a ses détracteurs et ses partisans. Bugno, Jalabert et Gilbert l’ont évitée quand Ocaña et Poulidor n’hésitaient pas à s’y aventurer. Et Hinault l’a d’abord rejetée. « Je n’irai jamais courir cette saloperie ! » , pérorait-il avant de la gagner en 1981, sous la pression de l’opinion. « Mais cette victoire ne change rien, croyez-moi, c’est une connerie ! » avait- il aussitôt ergoté. Aujourd’hui cravaté, il remet pour ASO un pavé symbolique au vainqueur. Les temps changent. Seul Paris-Roubaix demeure, depuis quarante-cinq ans, immuable dans sa légende. Intemporel. À l’image d’Albert Bouvet, son prophète.
PHILIPPE BRUNEL