Citation
MERCKX EST INTEMPOREL
Le champion belge qui fête ses soixante-dix ans aujourd’hui, roule toujours en tête dans les souvenirs de chacun.
INTERROGÉ en 1972 sur le don de la nature qu’il aimerait posséder, Eddy Merckx avait répondu sans hésiter « être immortel », ignorant que sa propre légende, qu’il s’était forgée dans l’effroyable tranchée d’Arenberg, face à Roger De Vlaeminck ou sous le déluge du col de Menté, dans son duel au couteau avec Luis Ocaña, remplirait cet office et le prémunirait ad vitam aeternam, comme dans un roman d’Oscar Wilde, contre les forces ingrates, objectives, d’un implacable vieillissement. Alors qu’il fête aujourd’hui son 70e anniversaire (« Une catastrophe ! » dit-il en riant), cette légende nous le restitue intact, sous les traits de son double iconique, dans cet éblouissement qui entoura son avènement sous les grandes orgues d’une Eurovision naissante.
Dès son premier triomphe, inaugural, à Milan-San Remo en mars 1966, le Belge, sous son maillot à damier Peugeot, crève l’écran. Il n’a pas vingt et un ans mais déjà une conscience politique très aigüe de son rôle. Au micro d’Adriano De Zan, de la RAI, qui l’interroge sur ses origines (« Êtes-vous flamand ou wallon ? »), il prend soin de ne pas embraser les querelles linguistiques qui déchirent la Belgique catholique de Jacques Brel et du roi Baudouin. « Je suis belge, belge avant tout », répond-il. Pour de nombreux observateurs, il n’est qu’un émule de Rik Van Looy, un sprinteur comme la Belgique en produisait chaque décennie. Ils ignorent qu’ils vont devoir apprendre à prononcer son nom – Merckx, M-E-R-C-K-X –, un nom monosyllabique aux consonances barbares. Et qu’un monstre de précocité se cache derrière ce jeune Bruxellois aux cheveux noirs en épis, aux traits eurasiens, inexpressifs, que les efforts sculpteront jusqu’à le rendre outrageusement photogénique, avec quelque chose d’Elvis Presley dans la coiffure et le chaloupé de sa pédalée. Retracer sa carrière, ses cinq Tours de France, ses cinq Tours d’Italie, ses vingt-sept classiques, ne suffirait pas à donner la pleine mesure du personnage, cette place considérable qu’il occupa au tournant des années 1970, sur l’onde d’un premier titre arc-en-ciel en 1967, à Herleen (HOL), aux dépens de Jan Janssen, à l’issue d’un sprint interminable. Sur la ligne, Merckx, coudes écartés, irradie d’un sourire intense, enfantin.
Je rembobine dans le désordre les faits marquants de sa régence. Ils disent sa force souveraine, son audace, sa constance dans l’exercice solitaire du pouvoir.
Je le revois, en 1971, chevalier de l’apocalypse dans la descente du col de Menté, ouvrant la route devant Luis Ocaña, bientôt foudroyé par l’orage...
Seul dans la fournaise des Pyrénées, en 1969, le Maillot Jaune sur les épaules, dans les atermoiements (devait-il continuer ou non ?) d’une échappée « à l’antique » aussi belle qu’inutile, de 140 kilomètres...
Merckx, bras nus, en cuissard, casquette en toile, sous les neiges des Trois Cimes de Lavaredo dans le Giro 1968, « mon plus grand exploit », dira-t-il...
Merckx indomptable, dans la tranchée d’Arenberg, en 1970, devant Walter Godefroot, le Gantois au faciès de bouledogue, qui choisira de pactiser...
Merckx, boudeur et renfrogné dont Michel Audiard disait : « Celui-là, il rit pas, il cause pas, mais il gagne. »
Sentimental, il regrettait d’avoir doublé Jacques Anquetil dans le chrono du col d’Èze en 1969, sur Paris-Nice. « Si le maillot blanc n’avait pas été en jeu, je ne l’aurais pas fait… »
1969. L’année clé. Il gagne Milan-San Remo, le Tour des Flandres, en solitaire, sous un ciel de cendres, démantelé, à la Turner. Mais la belle mécanique s’enraye. Dans le Giro, le Belge – qui court pour Faema – est exclu pour dopage à Savone, à trois jours de l’apothéose à Milan. L’étape était plane, sans enjeu. Merckx, en rose, savait qu’il serait contrôlé. « Je suis certain de votre innocence, mais vous êtes positif, lui confiera le docteur Genovese, chargé du contrôle et proche de Felice Gimondi dont Merckx entravait la carrière. A-t-il été victime d’un éternel complot « à l’italienne » ? Repêché pour le Tour « au bénéfice du doute », Eddy Merckx, dépressif, paranoïaque (il marque ses bidons d’un trait rouge, se méfie de son propre entourage), se renferme. Devient hermétique. Selon Marc Jeuniau, son biographe, « tout ce qu’il y avait de beau en lui l’avait définitivement quitté ». En quête d’une réhabilitation qu’il veut éclatante, il écrasera le Tour, son premier Tour, trente ans après Sylvère Maes. À Paris, Roger Pingeon, son dauphin, est à dix-huit minutes. Dans les Pyrénées, Merckx s’est libéré de sa pesanteur pendant que Neil Armstrong s’apprêtait à fouler le sol lunaire. Un « grand pas pour l’humanité ». Mais qui sait si cet été-là, Merckx n’a pas marqué l’imaginaire d’une empreinte tout aussi profonde ? Boulimique, il s’isole dans un rapport anthropophage à la victoire. Christian Raymond, du groupe Peugeot, lui a trouvé un surnom : le « Cannibale ». « Il ne nous laisse que des miettes !» s’indignent ses rivaux, dont certains songent à « changer de métier ! ». Merckx, obsessionnel, passionné, jamais rassasié, se bat dans les critériums pour des primes dérisoires « par respect du public qui n’aime pas qu’on [le] trompe ». « Les victoires sont comme les cerises, dit-il, l’une entraîne l’autre. »
Il témoigne d’ une détestation pathologique de la défaite. Au Critérium de Mendrisio, son directeur sportif Albani, le prie d’abandonner la victoire à Herman Van Springel, son équipier chez Molteni. « Pourquoi ? » lui répond-il. Oui, Pourquoi ? « Herman m’a toujours servi loyalement ? Très bien, mais n’est-il pas payé pour ça?» Tout Merckx est dans ce dialogue.
1972 demeure un millésime. Il gagne Milan-San Remo, la Flèche Wallonne, Liège-Bastogne-Liège, réussit de nouveau le doublé Giro-Tour (après celui de 1970) et à l’automne, en deux mois, rafle le Tour du Piémont, le Tour de Lombardie, le Tour d’Émilie, le Trophée Baracchi et le record de l’heure à Mexico (49,431 km), préparé à la hâte, sur home-trainer, avec des bonbonnes d’oxygène, dans son garage. Mais il s’est incliné dans la kermesse de clôture de Putte-Kappelle et passe l’hiver à ressasser cette ultime défaite. « Il fait partie de ces champions qui perdent quand ils ne gagnent pas », avait écrit Antoine Blondin dont Merckx conserve le portrait, à Meise, dans la pièce qui lui sert de bureau. Par la répétition, la fréquence de ses exploits, le Belge imprime sur le temps son unité. Et crée le « merckxisme » : une dictature éclairée, lyrique, qui lui attire de nombreux détracteurs nostalgiques de l’ère Anquetil. Dans le Tour 1975, qu’il perdra au profit de Bernard Thévenet, un spectateur sorti du rang lui décochera un coup de poing au foie, le poing de la honte, un acte primaire, abject, haïssable.
Dans ses combats terrestres, Merckx exprimait un désir divin, inassouvi, dont il ne se libérait jamais jusqu'à ce déclin brutal, en 1976, dans l’ascension du Torri del Vajolet sur le Giro, qu’il ne laissera à personne le soin d’orchestrer. Que reste-t-il de tout cela ? La sourde nostalgie d’un temps où le cyclisme cédait au romanesque, où l’on pouvait, à travers Merckx, croire en l’expression d’un monde idéal, partagé entre le bien et le mal, où la raison finissait toujours par triompher de la barbarie. Pour les gens de ma génération, il continue d’incarner la part inoubliable de notre jeunesse. À l’époque, comme l’a écrit Olivier Dazat, le scénariste du Vélo de Ghislain Lambert, « croire en Merckx, c’était croire en une certaine idée de l’homme, en son avenir, en sa survie, c’était un peu croire en Dieu».
Philippe Brunel
Citation
QUAND LE PELOTON JUGE LE CANNIBALE
Nous avons posé dix questions aux coureurs du Critérium du Dauphiné sur ce que représente aujourd’hui pour eux Eddy Merckx.
ILS ONT ÉTÉ cent cinquante à rendre leur bulletin jusqu’aux ultimes instants du Dauphiné, comme Chris Froome qui avait laissé son questionnaire rempli à son directeur sportif Nicolas Portal et tenait à le donner malgré l’émotion de la victoire dimanche soir au sommet de Valfréjus à Modane.
Nous leur avions soumis dix questions qui devaient aider à visualiser l’image d’Eddy Merckx dans le peloton d’aujourd’hui et l’impact qu’il a laissé. Évidemment, il n’y a guère de surprises lorsqu’on demande aux coureurs le surnom qui sied le mieux au champion belge, 90 % répondent automatiquement « le Cannibale ». Et même... 100 % chez les coureurs de son pays. Une belle majorité connaît évidemment Eddy Merckx de réputation, à travers les histoires et la légende qu’ils ont toujours entendu à son sujet auprès des parents, grandsparents ou entraîneurs de clubs à leurs débuts dans le cyclisme (60 %). Les coureurs australiens ou ceux des pays de l’Est sont plus nombreux à l’avoir découvert dans la presse ou à travers des photos.
Le Tour de France reste la course la plus marquante de son palmarès, une tendance soutenue chez les coureurs européens mais plus encore chez les Américains (71 %) alors que les coureurs de l’Est sont 21 % à avoir aussi coché le Championnat du monde et Liège-Bastogne-Liège comme les grands moments de sa carrière. Paradoxalement, l’image que retient l’ensemble des coureurs d’aujourd’hui, c’est celle d’Eddy Merckx avec le maillot arc-enciel, à l’exception des Américains (60 %) et Australiens (47 %) qui le voient majoritairement en jaune. Son triplé Giro-Tour de France Championnat du monde en 1974 inspire un immense respect, surtout auprès des Européens (60 %), les Américains étant plus impressionnés par ses trois titres de champion du monde (33 %) que par ce triplé (21 %). Les Européens sont également les seuls à considérer Luis Ocaña comme son plus grand rival quand les coureurs des pays de l’Est estiment à 34 % qu’il s’agit plutôt de Felice Gimondi et les Américains à 25 % Bernard Thévenet. Son éclectisme est majoritairement souligné même si Américains, Australiens et Africains réunis préfèrent parler de talent (49 %) que d’invincibilité (30 %), au contraire des Européens.
Reste LA grande question : que serait Eddy Merckx aujourd’hui ? Et là, presque la moitié des coureurs consultés estiment qu’il n’aurait jamais eu le même palmarès dans le cyclisme moderne. Une tendance à nuancer chez les coureurs australiens et africains qui, très majoritairement (95 %), n’en ont aucune idée. Les seuls qui pensent que le champion belge aurait réussi de la même façon aujourd’hui sont les coureurs européens de plus de 30 ans (63 %).


