C’est une affaire aux personnages multiples, où les indices d’un financement d’une campagne présidentielle française par un agent de l’étranger s’accumulent, faute pour l’heure de preuves formelles. Et pas n’importe quel étranger : l’homme accusé d’avoir fait sauter le vol Pan Am de Lockerbie – 270 morts en 1988 –, le dictateur excentrique qui a financé la plupart des mouvements terroristes dans le monde, Mouammar Kadhafi. Il y a six ans, le site d’information Mediapart révélait le scandale, dans une incrédulité générale, tant l’affaire semble incroyable. En début de soirée pourtant, mercredi 21 mars, le personnage principal du dossier, l’ancien président de la République Nicolas Sarkozy, a été mis en examen pour « corruption passive, financement illégal de campagne électoral et recel de détournement de fonds publics » libyens et placé sous contrôle judiciaire par trois juges du pôle financier, après une garde à vue de quarante-huit heures, où il était assisté de son ami et avocat historique Thierry Herzog. L’ancien chef de l’Etat a interdiction d’entrer en contact avec plusieurs protagonistes de l’affaire, et de se rendre dans certains pays.
Une véritable déflagration, d’autant que le chef de file de la droite est déjà soupçonné, mis en examen et renvoyé devant le tribunal pour le financement de sa campagne de 2012, qui a dépassé le plafond autorisé des dépenses de plus de 20 millions d’euros à travers un système de dissimulation impliquant la société Bygmalion. L’affaire du financement libyen est plus grave encore, et nombreux sont ceux qui s’interrogent sur les raisons qui ont poussé la France de Nicolas Sarkozy à déclarer la guerre au colonel Kadhafi, éliminé physiquement dans des conditions toujours floues. Entre raison d’Etat, enrichissement personnel et manœuvre de basse politique, récit d’une incroyable enquête, qui touche aux plus hauts sommets de l’Etat.
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Ce qu’il faut savoir
Les faits A l’issue de deux jours de garde à vue, Nicolas Sarkozy a été mis en examen mercredi soir pour « corruption passive, financement illégal de campagne électorale et recel de détournements de fonds publics libyens ».
L’enquête Les juges d’instruction ont considéré qu’il existait des indices graves ou concordants contre lui, laissant penser que sa campagne présidentielle victorieuse de 2007 avait été financée par le régime de Mouammar Kadhafi. En cinq années d’enquêtes, la justice française estime avoir recueilli de nombreux témoignages et accumulé une épaisse documentation corroborant les accusations portées contre l’ancien président.
Les déclarations C’est une étape cruciale dans l’enquête judiciaire ouverte courant 2013 après les déclarations de l’intermédiaire franco- libanais Ziad Takieddine qui a depuis lui aussi été mis en examen dans ce dossier. Devant les magistrats, M. Sarkozy a contesté les accusations portées contre lui dénonçant « les mensonges » et « l’enfer de la calomnie » affirmant être « accusé sans aucune preuve ». Il considère avoir perdu l’élection présidentielle de 2012 à cause de cette « polémique ».
Le « baiser de la mort » pour la France
L’histoire officielle débute un matin de décembre 2007. Ce jour-là, seule la pluie vient contrarier l’arrivée du Guide libyen, Mouammar Kadhafi, sur le sol français. Michèle Alliot-Marie, la ministre de l’intérieur, accueille sur le tarmac d’Orly le dictateur libyen, au pouvoir depuis son coup d’Etat de 1969. Pour cette première visite officielle en France depuis trente-quatre ans, le fantasque dirigeant libyen est venu avec sa cour – près de 200 personnes. Ses amazones guerrières protègent l’autoproclamé « roi des rois d’Afrique » qui a exigé de planter sa tente bédouine dans les jardins de l’Hôtel Marigny, à deux pas de l’Elysée. Au nom de la raison d’Etat et dans l’espoir de décrocher de solides contrats, Paris se plie à ses exigences baroques.
Visage bouffi et regard vitreux, Kadhafi tient sa revanche sur l’histoire et prend un plaisir certain à mettre en scène son retour à Paris. Un dîner officiel se tient en son honneur après qu’il a lentement gravi les marches du perron de l’Elysée. Ce 10 décembre 2007, date anniversaire de l’adoption par les Nations unies de la Déclaration universelle des droits de l’homme, les flashs des photographes du monde entier crépitent lorsqu’il serre la main de Nicolas Sarkozy. Illustration surréaliste de realpolitik dans l’espoir d’une croissance retrouvée. Le « guide suprême de la grande Jamahiriya arabe, libyenne, populaire et socialiste » laisse miroiter la signature de 10 milliards d’euros de contrats : un accord sur le nucléaire civil, l’achat de 21 Airbus et, potentiellement, de 14 Rafale. « Il faut parler avec tout le monde », assume Nicolas Sarkozy, balayant les postures sur les droits de l’homme « entre le Café de Flore et le Zénith » qui auraient, contrairement à lui, contribué a laisser croupir les infirmières bulgares dans les geôles libyennes. Mieux, le président français a même abordé la question avec son invité – qui le contredira quelques heures plus tard en public. Qu’importe. Tous les caprices du dictateur seront satisfaits.
« Occident de parcours », plaisantera Libération. Pour l’heure, dans le gouvernement de François Fillon, seule Rama Yade, secrétaire d’Etat aux droits de l’homme, ose déclarer au Parisien : « Le colonel Kadhafi doit comprendre que notre pays n’est pas un paillasson, sur lequel un dirigeant, terroriste ou non, peut venir s’essuyer les pieds du sang de ses forfaits. La France ne doit pas recevoir ce baiser de la mort. » L’Elysée la recadre immédiatement. « Des propos inacceptables », s’indigne le député UMP Patrick Ollier, alors président du groupe parlementaire France-Libye. En coulisses, en revanche, on se frotte les mains. Pour quelques hommes de l’ombre, c’est l’aboutissement de plusieurs années d’efforts, de négociations informelles, de promesses, d’attentions et de voyages entre Paris et Tripoli. Les intérêts libyens et français convergent enfin. Il ne reste plus qu’à en récolter les fruits. En bande organisée.
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Aux bons soins de Ziad Takieddine
Parmi ces intrigants coutumiers des antichambres de Tripoli trône le Franco-Libanais Ziad Takieddine. Ce quinquagénaire imprévisible, au caractère éruptif, depuis surnommé « le menteur » par Nicolas Sarkozy, connaît parfaitement ces zones grises de la diplomatie moderne. Celle des grands contrats d’armement où les Etats démocratiques laissent libre cours à des pratiques qui s’accommodent mieux des règles commerciales que des exigences éthiques. Il sait approcher les décideurs, les séduire et les satisfaire pour se rendre incontournable. Il sait aussi qu’il faut savoir rester discret, dans l’intérêt des affaires comme des siens. En 2004, alors qu’il passe ses vacances sur l’île Moustique, un petit joyau privé de la mer des Caraïbes, il échappe à une tentative d’assassinat. Dans les arcanes des dossiers sensibles, périlleux et souvent sales, il a travaillé à fluidifier les relations entre la France et l’Arabie saoudite sous la présidence de Jacques Chirac, en empochant au passage de belles commissions. C’est le métier de ceux que l’on qualifie courtoisement d’« intermédiaires ». Un terme qui dissimule un univers de corruption et son cortège de compromissions. Depuis les 700 m² de son appartement parisien tout en marbre et en dorures, « Tak » le sait mieux que quiconque : la Libye, réputée généreuse en pétro-dollars avec les puissances étrangères, est un interlocuteur d’avenir. Ça tombe bien, il connaît son directeur du renseignement militaire Abdallah Senoussi, un beau-frère de Kadhafi.
Depuis 2005, peu après la décision de la Libye de tourner la page du terrorisme, Ziad Takieddine multiplie les voyages à Tripoli, anticipant son ouverture sur la Méditerranée. A Paris, il côtoie les ambitieux sarkozystes, qu’il a rencontrés à l’époque où ils étaient encore balladuriens. Il les invite à profiter de la piscine de sa résidence d’Antibes, les convie à dîner, et n’oublie jamais d’agrémenter ces sympathiques moments de quelques menus cadeaux. Brice Hortefeux, le bras droit de Nicolas Sarkozy, fait partie de ces élus. En octobre 2005, Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’intérieur, réalise un premier voyage en Libye. Il n’a officiellement été question que des flux migratoires.
Claude Guéant, l’ancien directeur de cabinet du ministre qui lui succédera à l’intérieur, l’a précédé pour assurer quelques rendez-vous non officiels, organisés pour partie par l’influent Takieddine. Le président français loge au Corinthia, un palace de Tripoli, où il rencontre Abdallah Senoussi – qui aimerait bien que la France lève le mandat d’arrêt international qui le vise pour son implication dans l’attentat de l’avion DC 10 d’UTA (171 morts en 1989). Quelques semaines plus tard, c’est au tour de Brice Hortefeux de visiter la Libye, un déplacement inhabituel pour un ministre des collectivités territoriales. Ziad Takieddine est encore du voyage et l’introduit, lui aussi, auprès de l’homme fort des services libyens.
Monsieur Alexandre passe à l’attaque
Takieddine s’active d’autant plus qu’un concurrent pourrait lui ravir la place royale qu’il occupe dans les relations franco-libyennes. C’est un autre intermédiaire, un Franco-Algérien au culot monstre et au bagout incroyable qui s’est hissé en quelques années de sa Seine-Saint-Denis natale au plus près des hiérarques de la droite française. Ahmed se fait appeler « Monsieur Alexandre » et reçoit au Bristol, rue du Faubourg Saint-Honoré à Paris, autour de grands crus devenu son annexe informelle de l’Elysée. Son nom, Djouhri, est alors inconnu du grand public sauf pour ceux qui ont lu quelques articles du milieu des années 1980 sur les affrontements de la pègre parisienne pour le contrôle des boîtes de nuit. Alexandre Djouhri avait lui-même essuyé quelques coups de feu à l’époque.
Mais tout cela est bien lointain. Dans le sillage des réseaux françafricains de la chiraquie, il est devenu homme d’affaires. Avec sa gouaille fleurie, son ambition en bandoulière, il n’a pas son pareil pour courtiser les puissants, qu’ils dirigent des grandes entreprises françaises ou se consacrent à la vie politique. Son carnet d’adresses est copieusement fourni et il a tôt compris qu’il fallait opérer un virage sarkozyste s’il ne voulait pas voir sa remarquable ascension s’arrêter net.
Côté relations franco-libyennes, il a des arguments à faire valoir. Il connaît très bien Bechir Saleh, le directeur de cabinet de Mouammar Kadhafi. Ce diplomate francophile dirige alors le fonds souverain libyen, l’un des plus dotés d’Afrique qui lui permet d’investir tous azimuts, et même sur le terrain de la politique européenne. Alexandre Djouhri ne délaisse pas Claude Guéant, bien au contraire. Derrière l’allure glaciale de celui qu’on surnomme « le Cardinal », l’ancien préfet aime à passer du bon temps avec cet ancien caïd qui le fascine. « C’est quelqu’un de très séduisant, dira-t-il plus tard. Sur ses activités, je ne sais pas trop ce qu’il fait. Il est apporteur d’affaires je crois. »
Effectivement. « Intermédiaire », « apporteur d’affaires », le milieu apprécie la nuance. En novembre 2006, Monsieur Alexandre assure avoir joué un rôle dans la vente de plusieurs Airbus à la compagnie aérienne libyenne Afriqiyah Airways. Le chemin parcouru est vertigineux : après l’élection de 2007, il se permet d’entrer sans rendez-vous et sans frapper dans le bureau du secrétaire général de l’Elysée, toujours ravi de le voir. Il tutoie même le maître des lieux qui l’appelle en retour « mon Alexandre ». « A l’attaque », répète souvent l’intermédiaire. Et s’il venait à l’idée de certains d’oublier de lui reverser des commissions, il peut compter sur Claude Guéant pour faire pression. C’est le cas notamment de la vente des Airbus. EADS traîne des pieds. Alexandre Djouhri incendie le patron d’alors en se prévalant de sa proximité avec « Jacques » et « Nicolas », ses deux prestigieux parrains. Quant à Claude Guéant, il se fend de quelques textos au patron d’EADS pour lui rappeler de penser à son ami Djouhri. Et quand Monsieur Alexandre rachète une belle propriété à la fille d’un marchand d’armes saoudien dans la ville de Mougins, dans les Alpes-Maritimes, et qu’il s’aperçoit qu’elle est grevée d’une importante dette fiscale, il peut compter sur ses amis pour d’amicales interventions.
Le régime promet des rivières de sang
En février 2011, le sud de la Méditerranée traverse des bouleversements historiques que les diplomates français n’ont su ni anticiper ni accompagner. Le président égyptien, Hosni Moubarak, a quitté le pouvoir en février. Son homologue tunisien, Zine El-Abidine Ben Ali, a fui son pays en janvier. Et dans l’est libyen, la « révolution du 17 février » 2011 s’annonce dans un régime qui promet de faire couler « des rivières de sang », selon les mots de Seïf Al-Islam Kadhafi, le fils cadet du Guide.
La France de Nicolas Sarkozy a lourdement sous-estimé ces mouvements, notamment en Tunisie où elle a proposé la fourniture de matériel anti-émeute au régime dictatorial de Ben Ali. Cette fois, en Libye, Nicolas Sarkozy veut peser sur le cours de l’histoire. L’intellectuel médiatique Bernard Henri Lévy (membre du Conseil de surveillance du Monde) lui donne un coup de main en lui présentant les responsables du Conseil national de transition (CNT), l’organe politique de la rébellion formé le 27 février, qu’il a choisi de promouvoir, de Paris à Washington et Tel Aviv. Ces Libyens laïques et islamistes, dont certains sont d’anciens diplomates et haut-fonctionnaires, font bonne impression à Nicolas Sarkozy. Au point que la France reconnaît le CNT comme « seul représentant légitime de la Libye » le 10 mars. Le Guide menace en direct à la télévision de lutter jusqu’au bout contre « les rats », qu’il compte décimer « zenga, zenga » (« rue par rue », en arabe).
Alors que les chars de Kadhafi entrent dans Benghazi, un raid de l’aviation française est lancé après une résolution des Nations unies adoptée le 17 mars – à dix voix sur quinze. Elle autorise la coalition occidentale menée par la France, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis, plus tard épaulée par le Qatar, de recourir à la force pour protéger les civils libyens. Seïf Al-Islam Kadhafi, lors d’un entretien à Euronews, accuse Nicolas Sarkozy qu’il qualifie peu diplomatiquement de « clown », d’avoir reçu de l’argent de son père pour l’élection présidentielle de 2007. « Il faut que Sarkozy rende l’argent qu’il a accepté de la Libye pour financer sa campagne électorale. C’est nous qui avons financé sa campagne, lâche-t-il. Nous avons tous les détails, les comptes bancaires, les documents, et les opérations de transfert. Nous révélerons tout prochainement. »
La discrète exfiltration de Bechir Saleh
L’affaire est lancée alors que la guerre fait rage. La France bombarde et, en toute discrétion, garde le contact avec Bechir Saleh, qui rencontre secrètement l’ancien premier ministre Dominique de Villepin, autre intime d’Alexandre Djouhri, sur l’île tunisienne de Djerba en août 2011. En lien avec Monsieur Alexandre et Claude Guéant, Bechir Saleh négocie au téléphone son exfiltration et la protection de sa famille, en échange de précieux renseignements recueillis par Bernard Squarcini, le patron de la direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), lui aussi fort proche de Djouhri et fidèle de Nicolas Sarkozy.
Kadhafi est tué le 20 octobre 2011 dans sa ville natale de Syrte, et emporte avec lui de nombreux mystères. A Tunis, au Caire, à Paris, des émissaires kadhafistes promettent des preuves qui n’arriveront jamais. Que sait Bechir Saleh ? Les sarkozistes se démènent pour sauver ce détenteur des secrets franco-libyens qui a rejoint Tunis, via Djerba, dans la soirée du 15 novembre 2011 où il est reçu et logé par Boris Boillon, l’ambassadeur de France en Tunisie. Puis Alexandre Djouhri organise son arrivée à Paris, en lien avec Bernard Squarcini qui ne juge pas utile de tenir informé son service. Le Libyen est logé dans un bel appartement, coule ensuite quelques jours paisibles en Corse chez l’ancien député européen, Michel Scarbonchi – un cousin de Squarcini –, avant d’être repéré par le CNT libyen et la presse.
En février 2012, Michel Scarbonchi informe Bernard Squarcini qu’un fils de diplomate libyen lui a fait rencontrer un compatriote qui détient « des enregistrements ». Le Guide avait pour habitude de sonoriser sa tente, où il s’entretenait avec les puissants du monde. Les rebelles prétendent avoir mis la main sur ces bandes et assurent qu’on y entend fort bien Nicolas Sarkozy. Ils font une offre financière à Michel Scarbonchi, qui transmet aux services français. Mais son contact meurt mystérieusement.
Quelques mois plus tard, à l’entre-deux tours de l’élection présidentielle de 2012, Bechir Saleh, visé par une notice rouge d’Interpol, est secrètement exfiltré de la capitale française. Là encore, c’est le joyeux tandem Djouhri-Squarcini qui s’en charge. L’avocat franco-djiboutien au service d’Alexandre Djouhri, Mohammed Aref, règle la facture du jet qui décolle du Bourget le 3 mai pour se poser à Niamey, au Niger, un pays où le fugitif jouit de la bienveillance du président et d’un passeport diplomatique. Il s’installe finalement en Afrique du Sud, où il arrive le 26 juin 2012.
Jouer sur tous les tableaux
Dans le même temps, Mediapart publie un document confidentiel libyen, immédiatement contesté, taxé de « faux » par la défense de Nicolas Sarkozy et par Bechir Saleh, bien qu’il ait été certifié par un collège d’experts judiciaires français. Il s’agit d’une note datée du 9 décembre 2006 et signée par Moussa Koussa, chef du renseignement extérieur qui donne son accord de principe pour soutenir la campagne de Nicolas Sarkozy. Et ce « pour un montant d’une valeur de 50 millions d’euros », discuté avec Brice Hortefeux et Ziad Takieddine.
Empêtré dans l’affaire Karachi, où la justice s’interroge sur le financement illégal de la campagne d’Edouard Balladur, Takieddine se livre en décembre 2012 au juge Renaud Van Ruymbeke. L’intermédiaire a certes un discours un peu décousu, mais se met à parler d’une autre campagne. Celle de Nicolas Sarkozy, en 2007. Il se dit en mesure de fournir des preuves. Tout comme la note de Mediapart et comme Seïf Al-Islam Kadhafi, Le Franco-libanais évoque 50 millions d’euros, sans toutefois apporter d’éléments probants. Il donne cependant des détails qui poussent finalement le parquet de Paris à ouvrir une enquête préliminaire le 17 janvier 2013 pour « corruption, abus de biens sociaux et blanchiment ». C’est le début des ennuis pour Nicolas Sarkozy.
Les premières accusations sur un possible financement libyen ont d’abord un écho très relatif, entre le fantasque Ziad Takieddine, dont on sait qu’il règle avant tout des comptes personnels après avoir été écarté des affaires, et les propos de feu Mouammar Kadhafi et de son fils. Mediapart est d’abord bien seul dans le paysage de la presse française à tenter de documenter ce qui n’est alors qu’une conjecture. De son côté, l’office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF) recueille les premiers témoignages d’anciens kadhafistes. Plusieurs noms reviennent sans cesse : Brice Hortefeux, Boris Boillon, l’ancien ambassadeur de France en Tunisie, Claude Guéant, Abdallah Senoussi, Ziad Takieddine, Bechir Saleh… Sauf que les dates, les montants et les circonstances de remise de l’argent varient. Et contrairement à ce que certains Libyens ont pu promettre, aucun enregistrement ou preuve matérielle ne sont transmis à la justice. D’autant que ces interlocuteurs ont leurs propres agendas, liés autant l’évolution de la situation en Libye qu’à des intérêts personnels – ou la peur bien réelle de parler.
C’est à la faveur d’une perquisition chez Claude Guéant en février 2013 que le volet judiciaire de l’affaire prend un tour nouveau. Le Canard enchaîné révèle que les enquêteurs ont mis au jour un virement de 500 000 euros sur le compte de l’ancien ministre, en provenance de Malaisie, en date du 3 mars 2008. Une jolie somme qui lui a permis d’acheter son appartement parisien. L’ancien ministre ne se démonte pas, et justifie la somme par la vente de deux tableaux d’un obscur peintre flamand. Mais ses arguments ne convainquent personne.
Les uns et les autres sont placés sur écoute. De leurs échanges transparaît une inquiétude croissante, indexée sur l’avancée des investigations. D’autant qu’ils connaissent la ténacité du juge Serge Tournaire, le premier saisi de l’enquête, passé par la Corse et Marseille pour lutter contre la criminalité organisée. L’impunité présidentielle laisse vite place à l’inquiétude au lendemain de la défaite de 2012. Nicolas Sarkozy et son entourage, qui régnaient sur le paysage politique et détenaient les clés du renseignement français, se retrouvent à la merci de la justice. L’ambiance s’est franchement dégradée. Dans un texto de septembre 2013, l’ancienne ministre de la justice Rachida Dati menace vigoureusement Brice Hortefeux de « dénoncer l’argent liquide » qu’il aurait perçu pour « organiser des rendez-vous auprès de Sarkozy lorsqu’il était président », de même que les « relations tout aussi liquides qu’(il) a eues avec Takieddine ».
Les inquiétudes croissantes des sarkozystes
De son côté, la presse commence à évoquer le rôle d’un certain Mohamed Aref dans la vente des tableaux de Claude Guéant. Cet avocat franco-djiboutien, officiellement établi en Suisse, se trouve être un proche collaborateur d’Alexandre Djouhri. Il se veut assez rassurant au téléphone, au début de l’année 2015, avec le Malaisien censé avoir acheté les tableaux à M. Guéant. « Oui, ils cherchent le lien avec Kadhafi mais ils ne cherchent pas au bon endroit », lâche imprudemment Aref. Les policiers sursautent derrière leur table d’écoute.
Une autre piste émerge en parallèle, grâce au travail du journaliste Pierre Péan. Entendu par la police, l’auteur d’un livre-enquête sur Djouhri (La République des mallettes, Fayard, 2011), explique que Monsieur Alexandre a revendu sa villa de Mougins à un prix largement surestimé : l’acquéreur n’est autre que la filiale suisse du fonds souverain libyen alors dirigé par son « ami » Bechir Saleh. Les investigations viennent confirmer ces informations. La villa a été cédée en mai 2008 pour 10 millions d’euros alors qu’elle est estimée à 4 millions. Plus étonnant encore, un lacis de flux financiers complexes est venu opacifier la vente, comme s’il fallait dissimuler aussi bien l’acheteur que le vendeur. Une promenade sur la planète financière off-shore, de Panama à Curaçao avec un détour par l’Arabie Saoudite, pays du milliardaire Ahmed Salem Bugshan. Il est considéré par les enquêteurs comme un prête-nom, voire le véritable « coffre-fort » de ce qu’ils qualifient d’« organisation » Djouhri. Monsieur Alexandre puise d’ailleurs allègrement des millions d’euros dans ses comptes. Et si ces montages avaient servi à blanchir des fonds destinés au financement de la campagne de Nicolas Sarkozy, et à rétribuer illégalement Bechir Saleh ?
Les révélations médiatiques sont surveillées de près par l’entourage de l’ancien président, voire par Nicolas Sarkozy lui-même. Le 12 février 2014, alors que L’Express publie un nouvel épisode du dossier, l’ancien chef de l’Etat demande à son directeur de cabinet, l’ancien préfet de police Michel Gaudin, de « surveiller l’affaire de nos amis d’outre-Méditerranée ». A chaque article sur le soupçon de financement libyen, Alexandre Djouhri agite ses réseaux dans les médias. Il commande à des journalistes amis des papiers favorables, sollicite directement les rédacteurs en chef, s’active auprès de Bechir Saleh afin qu’il signe un courrier pour dédouaner Nicolas Sarkozy. L’idée n’est pas de lui. Elle vient de l’ancien président en personne et a été soufflée par son directeur de cabinet, Michel Gaudin. « Selon le Président », « le plus tôt serait le mieux », dit Gaudin à Djouhri.
Le 17 mars 2015, Monsieur Djouhri se tourne vers Rudi Roussillon, conseiller du Groupe Dassault et président du conseil de surveillance du Figaro, pour parler du cas Guéant. Il faut soutenir celui qui s’est tant dévoué au service du patron. Il vient d’être mis en examen dix jours plus tôt pour « faux et blanchiment de fraude fiscale », faute d’avoir réussi à convaincre les magistrats de sa passion pour la peinture flamande du XVIIe siècle. Craignant une garde à vue, Alexandre Djouhri s’interdit en revanche de fouler le sol français et entame une simili-cavale de luxe, entre la Suisse, les Emirats arabes unis, le Qatar, la Russie ou l’Algérie et Djibouti, où il compte quelques amis haut placés. Convoqué par les magistrats en septembre 2016, il ne se présente pas.
En public, Nicolas Sarkozy ne désarme pas. Il est régulièrement contraint d’évoquer les affaires, et à chaque fois que la justice vient percuter son agenda, il se pose en victime. Devant des militants réunis à Vélizy-Villacoublay le 6 octobre 2014, l’ancien chef de l’Etat riposte : « La campagne en Libye a duré dix mois. Si M. Kadhafi avait quelque chose à dire, pourquoi il ne l’a pas dit à ce moment-là ? » Quant au document publié par Mediapart, c’est un « faux grossier », présenté sur les plateaux de télévision par un « soi-disant journaliste ». « C’est ça la démocratie ? », s’indigne le chef de file de la droite.
Quelques mois plus tôt, en mars, il s’était longuement exprimé dans une tribune au Figaro pour dénoncer son placement sur écoute, une décision prise par les enquêteurs en charge de l’affaire libyenne. « Aujourd’hui encore, toute personne qui me téléphone doit savoir qu’elle sera écoutée. Vous lisez bien. Ce n’est pas un extrait du merveilleux film La Vie des autres sur l’Allemagne de l’Est et les activités de la Stasi. Il ne s’agit pas des agissements de tel dictateur dans le monde à l’endroit de ses opposants. Il s’agit de la France ». L’ancien président refuse toujours de s’expliquer sur le fond. Il y aurait pourtant matière.
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Mystérieusement noyé dans le Danube
A coups de commissions rogatoires, les juges d’instruction Serge Tournaire, Aude Buresi et Clément Herbo étendent leurs investigations mais peinent à trouver une preuve irréfutable d’un financement de la campagne. C’est l’inconvénient – ou l’avantage – de l’argent liquide, il laisse peu de traces. Au cours de l’année 2016, ils reçoivent des autorités norvégiennes un petit carnet noirci de notes manuscrites. C’est celui de l’ancien ministre du pétrole libyen Choukri Ghanem, qui avait la fâcheuse habitude de tout noter. Une page les intéresse tout particulièrement. Elle date du 29 avril 2007, pendant l’entre-deux-tours de l’élection présidentielle française, à une époque où les relations franco-libyennes étaient encore au beau fixe. L’ancien ministre y résume les échanges tenus dans la ferme de Bechir Saleh, à une quarantaine de kilomètres de Tripoli.
Le financement est évoqué – il est question de plusieurs millions – mais l’on ne comprend pas ce qui est advenu de l’argent. Malheureusement il ne pourra fournir davantage d’explications : il a été retrouvé mort noyé dans le Danube en avril 2012, dans des circonstances troubles. L’affaire connaît alors une nette accélération : fin 2016, Ziad Takieddine sort du silence en pleine campagne des primaires du parti Républicains, et lâche une petite bombe à Mediapart : il a lui-même transporté 5 millions d’euros en liquide de Tripoli à Paris. Trois voyages, de fin 2006 et début 2007, avec des valises en cuir bourrées d’argent liquide qu’il dit avoir remis à Claude Guéant puis à Nicolas Sarkozy lui-même, alors ministre de l’intérieur. Uniquement des billets de 500 et de 200 euros que lui aurait donnés Abdallah Senoussi. Il est mis en examen dans la foulée pour « complicité de détournements de fonds publics et complicité de trafic d’influence ». S’il est complice, c’est qu’il existe un auteur principal, notent les observateurs, le regard tourné vers l’ancien président.
Les propos de M. Takieddine viennent par ailleurs confirmer les déclarations le 20 septembre 2012 d’Abdallah Senoussi, devant procureur général du Conseil national de transition libyen. L’immense puzzle des enquêteurs commence à prendre forme. Les guerres intestines à droite vont venir les servir. Depuis quelque temps, des proches de Jean-François Copé, échaudés par l’affaire Bygmalion dans laquelle ils ont été mis en cause, laissent entendre ici ou là que l’argent liquide avait beaucoup circulé au siège de la campagne de l’UMP en 2007. Plusieurs membres de l’équipe de campagne de Nicolas Sarkozy confirment la circulation de grosses coupures, précisant notamment avoir bénéficié de primes en cash. Mais pour les policiers, l’origine de cet argent reste indéterminée. Il s’agit de dons anonymes en numéraires de militant, s’explique le trésorier de l’époque, Eric Woerth. Explications « captieuses » selon les enquêteurs, qui soulignent que, dans l’affaire Bettencourt, ce même Eric Woerth avait assuré qu’aucun argent liquide n’avait circulé dans l’équipe de campagne de l’UMP en 2007. Les policiers notent par ailleurs que Claude Guéant a fait un « usage immodéré » de l’argent liquide pour ses dépenses courantes grâce aux factures retrouvées à son domicile. « Des primes de cabinet », qu’il prétend avoir perçu comme membre du cabinet du ministre de l’intérieur Nicolas Sarkozy.
Nicolas Sarkozy : « Je vis l’enfer de cette calomnie »
Nicolas Sarkozy a dénoncé mercredi 21 mars lors de sa garde à vue une « manipulation », selon ses déclarations aux juges, que Le Figaro publie jeudi sur son site Internet. L’ancien président de la République dit être « accusé sans aucune preuve matérielle » par les déclarations de Mouammar Kadhafi et de ses proches. L’intermédiaire franco-libanais Ziad Takieddine l’accuse également sans preuves, avance aussi Nicolas Sarkozy, faisant valoir le « passé lourdement chargé » de l’intermédiaire franco-libanais et soulignant qu’« il est avéré à de multiples reprises qu’il a touché de l’argent de l’État libyen ».
« Les faits dont on me suspecte sont graves, j’en ai conscience. Mais si comme je ne cesse de le proclamer avec la plus totale constance et la plus grande énergie, si c’est une manipulation du dictateur Kadhafi ou de sa bande, ou de ses affidés, dont Takieddine fait à l’évidence partie, alors je demande aux magistrats que vous êtes de mesurer la profondeur, la gravité, la violence de l’injustice qui me serait faite », a également déclaré l’ancien président devant les juges.
« Depuis le 11 mars 2011, je vis l’enfer de cette calomnie (…). J’ai d’ores et déjà payé un lourd tribut à cette campagne rarement égalée de boue, de calomnies et d’insanités »
A l’issue de sa déclaration, Nicolas Sarkozy demande aux juges de retenir, « comme la loi vous en donne la possibilité », un autre statut que celui de mis en examen, celui de témoin assisté.
Un coffre-fort géant à la banque
Après analyse de ses comptes bancaires, les policiers s’étonnent cependant de constater qu’il n’a retiré que 2 450 euros de ses comptes, de mai 2003… à mai 2013. Mais un autre fait étonnant retient l’attention des enquêteurs. Cette fois, il s’agit d’un coffre-fort de grande taille, suffisant pour s’y tenir debout : le préfet l’a loué à l’agence BNP d’Opera, en plein cœur de Paris, pendant la campagne présidentielle de 2007. « Il n’est pas fréquent qu’un client ne loue un coffre que pour quelques mois », s’étonne une employée de la banque. Claude Guéant s’y est rendu à sept reprises, entre le 23 mars 2007 et le 19 juillet 2007. Pour consulter ses archives personnelles, assure-t-il.
Une caisse de dattes. Voilà en tout et pour tout ce que Claude Guéant, dit au Monde avoir reçu comme cadeau de Libye. Un présent embarrassant, assure-t-il, remis par un directeur général de l’armement libyen, lors de l’un de ses déplacements à Tripoli. Avec sa voix monocorde et son air austère d’ancien grand commis de l’Etat, l’ex secrétaire général de l’Elysée assure « ne pas avoir perçu un centime » d’un financement présumé de la campagne victorieuse de Nicolas Sarkozy en 2007. Rien d’autre que ce fruit sacré du désert, symbole de l’amitié franco-libyenne, des efforts de Paris pour amener en douceur Mouammar Kadhafi vers la démocratie et permettre à la France d’investir un pays pétrolier plein d’opportunités.
L’arrestation d’Alexandre Djouhri à l’aéroport de Londres, où il est arrivé de Genève le 7 janvier 2018, fait monter la tension d’un cran. « C’est la panique rue Miromesnil » (le bureau parisien de Nicolas Sarkozy), glisse l’avocat Robert Bourgi, l’homme des costumes de François Fillon, resté fidèle à son « copain » Sarkozy. Dans l’attente d’une audience de remise aux autorités françaises, Djouhri est placé en détention. Il est libéré le 12 janvier après avoir versé une caution de 1,13 million d’euros. Astreint à un contrôle judiciaire strict, il est sous étroite surveillance mais ne s’interdit pas de célébrer son anniversaire le 18 février et de reprendre langue avec Dominique de Villepin, Bernard Squarcini et d’autres proches. Il fulmine contre « ces journalistes qui auraient dénoncé des juifs en 1940 », ces « juges manipulés par les politiciens », insulte les enquêteurs « au service d’un complot socialiste et maçonnique » et se dit « confiant en la justice britannique ». Et de lâcher, sybillin : « Les services secrets algériens aussi ont des moyens. »
Mais l’affaire d’Etat vire au pétro-polar. A Johannesburg, son « ami et partenaire d’affaires » Bechir Saleh, de retour du Zimbabwe, se fait tirer dessus vendredi 23 février alors qu’il est à bord de sa voiture conduite par son chauffeur, sur la route de l’aéroport. Les motivations sont floues. La piste crapuleuse est d’abord privilégiée. Puis ses proches confient ne pas exclure une tentative d’assassinat. A 71 ans, Bechir Saleh peine à s’en remettre. Cinq jours après cette attaque, à Londres, Alexandre Djouhri est à nouveau placé en détention provisoire : les autorités britanniques ont reçu des informations sur un possible risque de fuite. Mais le 16 mars, cet homme de 59 ans est victime d’un accident cardiaque et hospitalisé. Seïf Al-Islam Kadhafi, lui, est sorti de son silence après la garde à vue de Nicolas Sarkozy, pour rappeler qu’il disposerait de « preuves solides contre Sarkozy ». Sept ans après sa déclaration pendant la guerre, le fils de Kadhafi, qui n’a pas abandonné l’idée de diriger la Libye, entend bien tirer profit de ce rebondissement judiciaire. De Londres à Johannesburg en passant par Tripoli, l’alignement des agendas et des calculs libyens reste un mystère. Plus prosaïquement, pour la justice française il existe aujourd’hui « des indices graves ou concordants » qui permettent de penser que l’élection présidentielle française de 2007 a été faussée.
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Les autres dossiers dans lesquels le nom de Nicolas Sarkozy apparaît :
Bygmalion
Mis en examen dans cette affaire pour financement illégal de sa campagne présidentielle en 2012, Nicolas Sarkozy est renvoyé devant le tribunal. Il a fait appel de ce renvoi.
Écoutes
Il est soupçonné d’avoir tenté d’obtenir d’un haut magistrat des informations secrètes dans uneprocédure sur la saisie de ses agendas dans l’affaire Bettencourt. Il a été mis en examen en juillet 2014. Son renvoi devant le tribunal correctionnel pour « corruption » et « trafic d’influence » a été requis.
Karachi
Le nom de l’ancien chef d’Etat, ministre du budget à l’époque, apparaît dans cette enquête sur des soupçons de rétro-commissions en faveur du camp Balladur en marge de ventes d’armes dans les années 1990. Il a été entendu en juin 2017 comme simple témoin.
Sondages
Une information judiciaire pour favoritisme et détournement de fonds publics vise plusieurs proches de l’ancien président, dont Patrick Buisson et Claude Guéant, qui ont été mis en examen, mais pas M. Sarkozy lui-même. L’enquête vise notamment des sondages commandés par l’Elysée sous sa présidence.