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Au niveau du sol, au sol, quai Anatole-France, c’est son neveu qui le relève près du palais Bourbon. L’instant d’avant, les gens se bousculaient pour se prendre en photo, goguenards, devant la majestueuse vue d’ensemble du gouvernement et des députés dans l’hémicycle, dont d’autres Gilets jaunes arrangeaient les portraits de facétieuses façons. L’instant d’après, c’est comme une tempête de sable. Et maintenant, l’oncle a le visage bombé, tuméfié, suite aux coups réglementairement reçus par qui de droit. La loi et l’ordre. Il a 70 ans et mesure 1m62. Il est atteint de rachitisme depuis toujours, et c’est la fièvre révolutionnaire qui l’a fait grandir. Mais il n’osera pas porter plainte contre la police, de peur que. Il attendra que ça passe, que ça dégonfle, et il reviendra, pour que. Elle, au contraire, elle vocifère. Elle a 57 ans, elle marche avec une béquille et vient de se faire renverser sur le sol de la place de la République par « une horrible femme-flic ». La veille, elle a déjà failli étouffer en respirant le bon air lacrymogène. Quatre black blocs ont volé à son secours, l’ont portée à bout de bras loin des gaz, ont pratiqué un massage cardiaque et l’ont fait boire, tout en appelant les médics. Depuis, elle les adore. Avec sa sœur, elle vit dans « la grande couronne ». Elles gloussent en prononçant ce nom-là. « Ça veut dire quoi au juste ? On est reléguées où au juste ? » Elle a failli se jeter sous un RER, suite à onze ans de procès avec une grande entreprise pour un accident du travail qui ne devait pas être reconnu en tant que tel, mais au lieu de cela, « J’ai devenu révolutionnaire ». Elle l’était déjà de cœur, d’esprit et de d’âme, mais pas encore dans le corps. C’est chose faite. Et les deux sœurs sont vindicatives, généreusement vindicatives. Elles motivent la cohorte. Chaque semaine, elles écrivent et impriment de nouveaux tracts. L’atelier de reprographie du coin les soutient et leur fabrique gratuitement les panneaux de leur fantaisie. C’est comme ce jeune qui demande à cette autre jeune, boulevard Richard-Lenoir : « Alors, tu l’as trouvé comment, ce premier gazage ? » Et elle de répondre, enthousiaste : « Génial ! Je reviens la semaine prochaine ! »
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Manifestation déclarée, partie de la place Charles-de-Gaule, elle se dirige vers l’opéra Garnier. Elle est encadrée. Devant derrière côtés. Au bout, tout au bout, à la fin, un cordon et des camions. Au pas.
Elle, elle est aussi au bout, et elle marche. Au pas. « Non monsieur non monsieur je n’irai pas plus vite ! Je suis handicapée monsieur ! J’ai une béquille vous voyez ? Je suis handicapée à cause de ce système pourri qui nous rend tous cinglés ! Non monsieur je suis malade à cause du travail et je n’irai pas plus vite. »
C’est important les derniers.
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Black blocs. Fumée. Assaut. Forces de l’ordre. Cocktail guerrier. Certains regardent, soutiennent les plus têtes brûlées. Ça vole. Pavés, perroquets, grenades, bouteilles. Quand un trublion est arrêté, la masse jaune et informe le défend. À grand renfort de cris et autre matériaux projetés.
Ça on sait, ça on voit. Les caméras sont braquées.
Mais derrière, juste derrière, un demi-tour suffit. Ils sont une centaine de Gilets jaunes. Musique à toutes berzingues. Années 90 et rythmes endiablés. Une boum. Tous se trémoussent. Sourires aux lèvres et chorégraphies désarticulées.
Trocadéro, une place, deux ambiances.
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