« Repli », « intrusion », « attaque »… que s’est-il vraiment passé à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière le 1er-Mai ?
Les témoignages et la chronologie des faits vont dans le sens d’un repli des manifestants plus que dans celui d’une action délibérée de vandalisme.
Par Service société et Les Décodeurs Publié aujourd’hui à 13h18, mis à jour à 14h12
C’est l’une des images fortes des défilés parisiens du 1er-Mai. En marge des cortèges, plusieurs individus ont tenté d’entrer dans l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière. Une trentaine de personnes ont été placées en garde à vue à la suite de cette intrusion pour attroupement en vue de commettre des dégradations ou des violences et une enquête a été ouverte par le parquet de Paris.
Les circonstances qui entourent cet événement demeurent cependant encore floues à ce stade. Les manifestants ont-ils volontairement pénétré dans l’hôpital pour commettre des dégradations ? Ont-ils été forcés de se replier à la suite d’une charge des forces de l’ordre ? Nous avons interrogé plusieurs témoins directs et recoupé des vidéos pour tenter de comprendre ce qui s’est vraiment passé.
1. Dans quelles conditions des manifestants se sont-ils introduits dans la cour de l’hôpital ?
De nombreux manifestants se trouvaient boulevard de l’Hôpital, dans le 13e arrondissement de Paris, vers 16 heures quand des heurts ont opposé une partie du cortège aux forces de l’ordre. Ces dernières ont alors fait usage de gaz lacrymogène en quantité importante. S’en est alors suivi un mouvement de foule au cours duquel des dizaines de manifestants ont enjambé les barrières devant l’entrée de la Pitié-Salpêtrière située au numéro 83 du boulevard, comme le montre cette vidéo publiée sur Twitter :
La foule bloquée Bd de l'hôpital est gazée, paniqués les gens se réfugient à Lapitié Salpetrière ... un nouveau traquenard de #Castaner #1erMai pic.twitter.com/AEYjfFUyp1
Dans cette même séquence, on distingue en arrière-plan (autour de 30 secondes) une grille qui bouge. Il s’agit, comme l’a expliqué la directrice de l’hôpital, Marie-Anne Ruder, sur RTL, d’un accès situé au 97 boulevard de l’Hôpital.

La grille par laquelle des manifestants sont entrés dans l’hôpital La Pitié-Salpêtrière, dans le 13e arrondissement de Paris.
C’est cette grille qui a fini par être forcée par des manifestants, et des dizaines de personnes sont alors entrées dans l’enceinte du bâtiment. Sur deux vidéos filmées en direct sur Facebook, on constate qu’entre 16 h 30 et 16 h 35, la grille est déjà grande ouverte. Des manifestants qui s’étaient engouffrés quelques minutes plus tôt, se font alors évacuer par les forces de l’ordre.
Plusieurs manifestants interrogés par Le Monde affirment qu’il ne s’agissait pas d’une tentative d’intrusion dans l’hôpital, mais plutôt d’une solution de repli face aux forces de l’ordre, dans une situation de grande confusion dans le cortège. Un de nos journalistes qui se trouvaient boulevard de l’Hôpital au même moment témoigne lui-même d’une atmosphère irrespirable, du fait des gaz lacrymogènes. Selon les témoignages, une trentaine de manifestants ainsi que plusieurs policiers blessés ou intoxiqués aux gaz ont été soignés au sein des urgences de la Pitié-Salpêtrière.
2. Que s’est-il passé une fois que des manifestants ont franchi la grille ?
C’est à partir de l’arrivée des manifestants dans l’enceinte extérieure de l’hôpital que les récits divergent. Pour bien comprendre la scène, il faut avoir conscience que la grille par laquelle une partie de la foule est entrée donne accès à une longue voie goudronnée qui relie plusieurs immeubles. L’hôpital de la Pitié Salpêtrière comprend au total 90 bâtiments s’étalant sur 33 hectares.
C’est dans cet espace éclaté que des petits groupes se sont repliés, pour beaucoup sans violence apparente, comme le montrent des images amateurs qui ont circulé sur les réseaux sociaux.

Dans le même temps, un groupe aurait tenté de monter un escalier extérieur qui mène au service de réanimation chirurgicale du bâtiment Gaston-Cordier. La directrice de l’hôpital, Marie-Anne Ruder, a affirmé sur France Inter qu’« une vingtaine, une trentaine de personnes » se sont dirigées vers cet accès qui mène à un service sensible, où se trouvent des patients en soins intensifs.
Selon cette dernière, « fort heureusement, le personnel – une dizaine de médecins, infirmiers, aides-soignants et internes – a eu le réflexe de se mettre derrière la porte pour empêcher l’intrusion ». Plusieurs sources tempèrent ce récit de la scène. La tentative d’intrusion n’a pas été aussi brutale que les propos de Mme Ruder peuvent le laisser croire, nous assure un membre du personnel, qui souhaite rester anonyme.
3. Quelles étaient les motivations de ces manifestants ?
Les différents témoignages connus à ce jour ne permettent en rien d’affirmer qu’il s’agissait d’une tentative d’intrusion délibérée, avec la volonté de commettre des dégradations, dans un service sensible. Stéphane B., qui était dans la manifestation quand sa nièce, Sophie (le prénom a été changé), a été arrêtée par la police au sein de la Pitié-Salpêtrière. « J’ai eu ma nièce au téléphone après qu’elle a été interpellée, raconte-t-il ainsi au Monde. Elle était avec un groupe d’étudiants en médecine et en économie. C’était le chaos avec les gaz lacrymogènes, elle a voulu se mettre à l’abri, elle est entrée dans l’hôpital par une grille qui était déjà ouverte. »
« On comprenait leur détresse, mais on ne savait pas leur intention »
Selon Stéphane B., la jeune fille se serait trouvée encerclée par les forces de l’ordre. Pour éviter de se faire frapper, le groupe de jeunes gens aurait emprunté un escalier, mais « elle ne savait pas du tout où elle était », insiste son oncle : « C’est impensable que ces jeunes-là attaquent un hôpital, elle a juste voulu se réfugier. » Selon la mère de la jeune fille, cette dernière est poursuivie pour « attaque en bande organisée, intrusion et dégradations dans un lieu public ».
Un infirmier de l’hôpital, Mickael, présent lors de la tentative d’intrusion, a expliqué à l’Agence France-Presse (AFP) que les personnes criaient « ouvrez la porte » et qu’« aucune » d’entre elles n’avait « le visage masqué, ni cagoulé ». « Est-ce qu’ils voulaient nous agresser ? Est-ce qu’ils voulaient juste échapper à quelque chose ? On ne savait pas ! (…) On comprenait leur détresse, mais on ne savait pas leur intention. » Une partie de la scène est visible sur une vidéo publiée sur Facebook.

Des personnes, guidées par de nombreux policiers à moto, quittent les mains en l’air l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière. JULIEN MUGUET POUR LE MONDE
« On ne s’est pas sentis plus agressés que cela. Nous, c’était vraiment sécuriser nos collègues, le matériel, les patients et les familles », a déclaré sur BFM-TV Gwenaëlle Bellocq, une aide-soignante du service de réanimation. « Ça s’est calmé très vite, les forces de l’ordre ont été efficaces. »
Selon Martin Hirsch, le directeur général de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), des images de vidéosurveillance « absolument édifiantes » de la scène existent et seront transmises aux enquêteurs, a-t-il affirmé sur BFM-TV. De telles images pourraient notamment aider les enquêteurs à reconstituer la chronologie exacte des faits, pour savoir par exemple si les personnes qui ont tenté de rentrer dans les urgences fuyaient des membres des forces de l’ordre ou non.
Interrogée par la presse jeudi lors de sa visite sur place, la ministre de la santé Agnès Buzyn n’a souhaité trancher dans un sens comme dans l’autre : « Aujourd’hui je ne peux pas pas qualifier les circonstances. Je pense qu’il y avait des personnes plus ou moins bien intentionnées, plus ou moins mal intentionnées. L’enquête nous dira à quel point des personnes souhaitaient rentrer dans l’hôpital. »
4. Y a-t-il un lien entre cette intrusion et l’hospitalisation d’un CRS ?
Une rumeur selon laquelle l’hôpital aurait été envahi à la suite de l’admission d’un capitaine d’une compagnie de CRS à la Pitié a vite circulé. En déplacement dans cet hôpital où un CRS a été admis pour une blessure à la tête, le ministre de l’intérieur avait évoqué, mercredi soir, « une attaque » par « des black blocs ».
Martin Hirsch a déclaré, mercredi, ne pas connaître « les motivations de cette intrusion inexplicable. Je ne pense pas que ça ait un lien » avec l’hospitalisation du CRS, a-t-il estimé. « Je ne les ai pas vus crier à la recherche d’un blessé particulier. Je ne sais pas si c’est une invasion d’hôpital, s’ils fuyaient quelque chose. »
Agnès Buzyn a également exprimé ses réticences, jeudi matin, sur Europe 1 : « Je ne vois pas très bien comment les manifestants sur place auraient pu avoir l’information puisque l’entrée dans l’hôpital se faisait par un autre côté. »
Notre photographe Julien Muguet a lui-même pu constater, à partir des différentes photographies qu’il a prises aux abords de l’hôpital, que l’évacuation de l’enceinte par les forces de l’ordre s’est terminée aux alentours de 16 h 40, alors que le CRS blessé y a été transporté sur un brancard vers 16 h 55.
5. Y a-t-il eu des dégradations commises dans l’hôpital ?
Des affirmations contradictoires ont parfois été faites sur le sujet. Le directeur de l’AP-HP, Martin Hirsch, expliquait mercredi soir que lors de la tentative d’intrusion dans le bâtiment, « il n’y a pas eu de dégradations, grâce au sang-froid de l’équipe qui a tenu la porte, et grâce à la police qui est intervenue rapidement ».
Le professeur Mathieu Raux, qui travaille au service de réanimation de la Pitié-Salpêtrière, a expliqué à BFM-TV comment le personnel médical était parvenu à empêcher l’intrusion de manifestants dans une salle de réanimation. En revanche, il affirme que des dégradations auraient eu lieu par la suite :
« Dans d’autres services de l’hôpital, il y a eu des exactions. Dans le même bâtiment, il y a eu deux heures plus tard la perte de l’ensemble du matériel informatique vandalisé dans le service de chirurgie digestive. »
La ministre de la santé, Agnès Buzyn, qui s’est rendue sur place jeudi matin, a confirmé qu’il n’y a « pas eu de dégâts dans la réanimation ». Elle ne s’est en revanche pas prononcée sur l’existence d’autres dégradations : « Je n’ai pas de preuve aujourd’hui donc je laisse l’enquête se tenir », a-t-elle éludé face à la presse.
Un autre membre du personnel de l’hôpital, interrogé par Le Monde, évoque la destruction d’un ordinateur, situé au deuxième étage du bâtiment, sans que l’on sache qui en serait l’auteur ni à quel moment. En effet, comme l’explique aussi Agnès Buzyn, il y a probablement eu « plusieurs moments et plusieurs groupes » à entrer dans l’hôpital. Une chronologie que l’enquête devra éclairer.