Le Monde Diplomatique - Décembre 2019
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En Bolivie, un coup d’État trop facile
Depuis le mois d’octobre, un soulèvement populaire agite la Bolivie. Révélant la faiblesse de la gauche au pouvoir, il a constitué une aubaine pour les franges les plus extrémistes de la droite, qui ont profité du chaos pour renverser le président Evo Morales. En dépit d’une violente répression, le régime « de facto » ne semble pas parvenir à museler la contestation, tandis que le pays s’enfonce dans la crise.
Un président « invité » à démissionner par son chef d’état-major. Des forces de police tirant sur des manifestants. Une chasse aux sorcières qui conduit à l’arrestation d’anciens dirigeants politiques et en contraint d’autres à la clandestinité. Des médias fermés, des journalistes incarcérés pour « sédition », des parlementaires empêchés d’accéder à l’Assemblée nationale, une sénatrice qui s’autoproclame présidente et qu’une photographie immortalise, tout sourire, recevant l’aide d’un militaire pour enfiler l’écharpe idoine. Des généraux, enfin, qui prennent la pose, le regard barré de lunettes de soleil… S’il y a une question que, a priori, la situation bolivienne ne soulève pas, c’est celle de savoir si elle répond à la définition d’un coup d’État.
Les médias dominants se sont néanmoins évertués à décrire le renversement du président Evo Morales en s’interdisant le terme qui en rend compte le mieux. Comme eux, la première dictatrice de l’histoire du continent, Mme Jeanine Áñez, a souhaité apaiser les inquiétudes. « Un coup d’État, c’est quand il y a des soldats dans les rues (1) », a-t-elle tranché alors qu’on l’interrogeait, le 12 novembre, sur les conditions de son investiture. Seule difficulté : la veille, elle avait demandé à l’armée de joindre ses forces à celles de la police pour « restaurer l’ordre » dans La Paz (2). De sorte que des militaires patrouillaient dans les rues de la capitale au moment précis où elle s’exprimait.
Entre 1825, l’année de son indépendance, et l’arrivée de M. Morales au pouvoir, en 2006, la Bolivie a connu 188 putschs : plus d’un par an. En dépit d’une telle régularité, nul ne s’attendait à ce que sa première présidence indigène s’achève dans ces conditions, et aussi rapidement. M. Morales semblait d’autant moins pouvoir être inquiété que, dans une Amérique latine en récession, son pays suscitait l’admiration tant du camp progressiste que des institutions financières internationales. Le premier mettait en avant le recul de l’analphabétisme, les travaux d’infrastructure, la réduction du taux de pauvreté — passé de 63,9 % en 2004 à 35,5 % en 2017. Les seconds, à l’image du Fonds monétaire international (FMI), se réjouissaient d’une politique conciliante à l’égard du patronat et « félicitaient la Bolivie pour son taux de croissance impressionnant (3) ». Que s’est-il donc passé ?
Chapelet et drapeau indigène
La crise éclate lors de la publication des résultats du scrutin présidentiel d’octobre dernier, mais ses racines plongent plus loin. Jusqu’en 2016, au moins. Le gouvernement organise alors un référendum qui vise à autoriser M. Morales à briguer un troisième mandat, alors que la Constitution n’en autorise que deux (sa première élection, avant l’adoption de la Constitution, n’étant pas prise en compte).
Au cours de la campagne, la presse d’opposition « révèle » que M. Morales aurait eu un fils avec une militante de son parti, Mme Gabriela Zapata, laquelle aurait bénéficié de sa proximité avec le président pour s’enrichir. Tout est faux, mais on ne le découvrira que plus tard, et dans la plus grande discrétion médiatique. L’affaire égratigne l’image du dirigeant indigène, qui semble incapable d’opposer une défense claire à ses détracteurs. Les sondages reflètent alors un retournement de tendance dans l’opinion, que le vote confirme : 51,3 % de la population s’oppose à l’idée d’une troisième candidature de M. Morales. Certain d’avoir été piégé par ses adversaires, ce dernier n’accepte pas ce résultat. Il se tourne vers la Cour constitutionnelle, qui, le 28 novembre 2017, invalide le référendum. S’appuyant sur la convention américaine relative aux droits de l’homme — qui établit que tout citoyen doit pouvoir « élire ou être élu » et qui, selon la Constitution bolivienne, prime sur le droit national —, l’institution ouvre la voie à la troisième candidature de M. Morales.
« Il existe de nombreux précédents, dont personne ne s’est ému », s’époumonent ses partisans. Ils citent la réélection, en 2006, de M. Oscar Arias Sánchez au Costa Rica, dans des conditions similaires. Peu importe : la démarche ternit un peu plus l’image du président, y compris au sein de sa base sociale. Celle-ci n’ignore pas qu’on encadre le droit de se présenter à un scrutin un peu partout dans le monde : obtenir cinq cents parrainages en France, avoir plus de 35 ans aux États-Unis, etc. L’opposition, de son côté, vient de trouver un nouvel angle d’attaque : elle ne dénoncera plus l’« Indien analphabète » ou le « communiste », mais le « dictateur » qui s’accroche au pouvoir. Elle aborde la présidentielle de 2019 en clamant que l’enjeu n’est pas de battre un adversaire, mais de déloger un « tyran ».
Annoncés le 20 octobre 2019, les résultats préliminaires du scrutin créditent M. Morales de 45,7 % des voix, contre 37,8 % pour l’ancien président (2003-2005) Carlos Mesa, sur la base de la collecte de 83,8 % des procès-verbaux. L’écart, inférieur à 10 %, laisse présager un second tour (4), moins favorable au chef de l’État. Quatre jours plus tard, l’annonce des résultats officiels provoque l’embrasement : M. Morales est déclaré vainqueur avec 47,08 % des voix, contre 36,51 % pour M. Mesa. L’opposition, qui dénonce depuis plusieurs semaines la fraude à venir, présente ce revirement comme la confirmation de ce qu’elle avait anticipé.
L’Organisation des États américains (OEA), bras armé de Washington dans la région, entre alors dans la danse. Et, comme à son habitude, elle devient très vite l’un des acteurs-clés de la crise qu’elle prétend observer. Le 21 octobre, ses émissaires expriment leurs préoccupations quant à certaines « irrégularités », qu’ils tentent d’étayer dans un document publié… plus tard (5). Or ce dernier n’apporte aucune preuve concrète de fraude, comme le souligne l’étude effectuée par le Centre pour la recherche économique et politique (CEPR) (6). Outre qu’il semble confondre chiffres préliminaires (sans valeur juridique et dont la publication, destinée aux médias, découle d’une recommandation de l’OEA) et résultats officiels, traditionnellement lents à compiler dans un pays comme la Bolivie, il tire des conclusions hâtives de certaines de ses observations. L’évolution dans le temps des résultats en faveur du Mouvement vers le socialisme - Instrument politique pour la souveraineté des peuples (MAS-IPSP) de M. Morales, par exemple, est présentée comme improbable d’un point de vue statistique. « Elle est pourtant fidèle à ce qui a pu se dérouler par le passé, nous explique Guillaume Long, l’un des auteurs de l’étude du CEPR. Traditionnellement, les résultats des bureaux de vote où le MAS-IPSP enregistre ses meilleurs scores arrivent plus tard, car ils sont plus éloignés géographiquement. » Les doutes s’accumulent, qui conduisent l’OEA à promettre de nouveaux documents, plus probants.
Mais c’est déjà trop tard. La fragilité du pouvoir est apparue au grand jour dès lors qu’il s’est avéré incapable de défendre la légitimité du scrutin qu’il avait organisé. Un tel contexte aurait dû conforter la position de la droite traditionnelle de M. Mesa. Or un autre groupe d’acteurs profite de la situation pour prendre la barre du mouvement contestataire, et l’orienter.
Il y a d’abord toute une nébuleuse de structures telles que Ríos de Pie, créée il y a quelques mois pour promouvoir l’« intelligence collective et la non-violence dans l’optique d’influer sur la vie politique ». Sa fondatrice, Mme Jhanisse Vaca Daza, a été formée par M. Srđa Popović, du Center for Applied Nonviolent Action and Strategies (Canvas), spécialisé dans les opérations de « changement de régime » (lire « Changements de régime clés en main »). D’abord active sur la question de l’environnement — où l’« inaction » du « régime » aurait témoigné de sa disposition à piétiner les exigences de la majorité —, Ríos de Pie se fait l’écho au mois d’octobre d’une myriade de documents expliquant comment déjouer la fraude qui se prépare. Comme des centaines d’autres structures, elle participe par la suite à promouvoir une figure jusque-là clivante : M. Luis Fernando Camacho.
Représentant de la droite raciste, réactionnaire et évangélique de la région de Santa Cruz, M. Camacho s’est fait connaître en 2008, lors d’un conflit entre M. Morales et les provinces de l’est du pays, qui tentaient alors d’arracher leur autonomie au pouvoir central. Il avait auparavant dirigé l’Union de la jeunesse de Santa Cruz, l’une des troupes de choc de l’oligarchie locale. En 2019, il a toutefois adapté son discours : le MAS-IPSP ne menace plus les populations blanches et chrétiennes, mais la démocratie. Ainsi reformulée, sa détestation de M. Morales est en mesure d’en agglomérer d’autres, émanant de diverses franges de la population, notamment au sein des classes moyennes : celles que la croissance économique a plongées dans une opulence qui les a éloignées de la gauche ; celles que les scandales de corruption, nombreux, ont conduites à rompre avec une famille politique jugée discréditée ; celles, enfin, qui n’avaient jamais adhéré au MAS-IPSP et qui s’irritaient de se voir depuis si longtemps privées d’accès à l’État, le principal moteur de l’ascension sociale en Bolivie.
Habile communicant, M. Camacho se présente désormais en rassembleur. L’homme qui ne s’exprime jamais sans arborer un chapelet à la main prend soin de brandir également le drapeau indigène, au moment même où ses amis le piétinent dans la rue. Il devient bientôt la figure principale d’une contestation qu’il contribue à radicaliser. Et, lorsque M. Morales annonce de nouvelles élections, la revendication des manifestants n’est plus celle de M. Mesa — un second tour —, mais celle de la droite radicale : la démission du président.
À la montée en puissance de ces nouveaux acteurs ne répondent que de rares mobilisations de soutien à M. Morales. « C’est que son parti était en fait, depuis longtemps, un colosse aux pieds d’argile », analyse le politiste Hervé Do Alto. Il le décrit comme une structure en cercles concentriques dont le centre se serait, au fil des années, éloigné de ses marges. « Le MAS-IPSP s’apparente moins à un parti au sens classique du terme qu’à une fédération d’organisations sociales où l’on compte des syndicats ouvriers et paysans, des comités de quartier, des communautés indigènes », rappelle-t-il. À chaque instant, l’organisation doit donc assurer la médiation interne entre les mouvements qui la composent et qui, en fonction des moments, des joutes internes, affichent une loyauté plus ou moins forte à son égard.
« Dans ce dispositif, poursuit Do Alto, Morales a assuré la cohésion de l’ensemble comme un moyeu soude les rayons d’une roue. À travers lui, l’organisation parvenait à transcender ses divisions. » Les difficultés apparaissent dès lors qu’un doute surgit sur la figure du président lui-même. Or l’usure du pouvoir, les conflits politiques — notamment avec les organisations indigènes —, les scandales (les uns fondés, les autres pas) et le traumatisme du référendum de 2016 ont fragilisé sa stature. Alors que la crise éclate, un pouvoir qui se décrivait hier comme un « gouvernement de mouvements sociaux » se retrouve… sans mouvement social disposé à le soutenir. « Dans un moment de relâchement des fidélités vis-à-vis du MAS-IPSP, conclut Do Alto, certaines organisations membres du parti n’ont pas eu le sentiment que leur propre sort se jouait à travers celui de M. Morales. » Lorsque la Centrale ouvrière bolivienne (COB), qui, bien que moins puissante que dans les années 1980, reste un référent du mouvement ouvrier, invite le président à démissionner pour « pacifier le pays », le 10 novembre, la citadelle du MAS-IPSP s’effondre comme un château de cartes.
Des blindés dans les rues
Jusque-là, la crise se jouait dans le cadre de la Constitution : un président lâché par les siens peut démissionner avant que ne soit organisé un nouveau scrutin. Elle bascule avec l’intervention du chef d’état-major Williams Kaliman. Bien que formé à l’École des Amériques, une académie où les États-Unis instruisent des militaires latino-américains, le général était jugé proche de M. Morales, qui avait pris soin de choyer l’armée. Mais, depuis plusieurs jours, de nombreux membres des forces de police se sont mutinés. Souvent hostiles au MAS-IPSP, ils ont rejoint les troupes de M. Camacho. « Les forces armées doivent choisir : s’opposer aux policiers mutins ou abandonner le pouvoir », résume Do Alto. Le général tranche, mais il ne se contente pas de passer un coup de téléphone discret au chef d’État. Entouré de hauts gradés en uniforme, il convoque les médias pour « suggérer » au président de démissionner, instituant alors l’armée en actrice politique de la crise, ce que ne prévoit pas la Constitution.
L’opposition traditionnelle est prise de court, la gauche tétanisée, la droite réactionnaire galvanisée. Informé que sa tête a été mise à prix, M. Morales s’enfuit. M. Camacho pénètre dans le palais présidentiel, où il pose, entouré de policiers factieux, une bible déposée sur le drapeau du pays. Les résidences de diverses personnalités de l’État et de membres de la famille de M. Morales sont saccagées, parfois incendiées. Quand la population descend dans la rue, l’armée orchestre la répression, à grand renfort d’hélicoptères et de blindés. Elle hésite d’autant moins à tirer à balles réelles que la nouvelle « présidente » a signé un décret exonérant les forces armées de toute responsabilité pénale.
Alors que de nouvelles élections auraient pu permettre au pays de choisir si, et comment, il souhaitait tourner la page Morales, la Bolivie est désormais gouvernée par Mme Añez, une sénatrice ultrafondamentaliste proche de M. Camacho qui s’est autoproclamée présidente. Elle s’est entourée de militaires, de dirigeants liés à des organisations racistes et de représentants du patronat. Aucun n’a été élu au poste qu’il occupe. On appelle cela un coup d’État.
Renaud Lambert - Journaliste
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(1) The Guardian, Londres, 13 novembre 2019.
(2) The New York Times, 12 novembre 2019.
(3) Communiqué du 6 décembre 2018.
(4) La Constitution bolivienne prévoit deux tours, sauf lorsqu’un candidat remporte plus de 50 % des voix au premier tour, ou plus de 40 % avec un écart d’au moins 10 % sur ses rivaux.
(5) « Análisis de integridad electoral. Elecciones generales en el Estado plurinacional de Bolivia, 20 de octubre de 2019 », Organisation des États américains, Washington, DC, 10 novembre 2019.
(6) « What happened in Bolivia’s 2019 vote count ? », Center for Economic and Policy Research, Washington, DC, novembre 2019.