Coronavirus : « A Paris, les épidémies ont toujours été utilisées pour stigmatiser les populations modestes »
Propos recueillis par Cécile Peltier
Publié le 03 avril 2020 à 19h30 - Mis à jour le 03 avril 2020 à 22h53
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Les ségrégations urbaines, toujours présentes de nos jours, sont nées en partie des politiques hygiénistes des XIXe et XXe siècles, explique le sociologue et urbaniste Yankel Fijalkow.
Paris, 1969. Les halles de Baltard, avant leur destruction au début des années 1970.
Paris, 1969. Les halles de Baltard, avant leur destruction au début des années 1970. AFP
Yankel Fijalkow, sociologue et urbaniste, codirecteur du Centre de recherches sur l’habitat (CRH) et auteur de Sociologie des villes (La Découverte, 2007). Il expose les conséquences des choix urbanistiques sur la sociologie de la capitale.
La lutte contre les épidémies, au nom de l’hygiène publique, a fortement contribué à façonner les villes. Mais quel a été l’impact de ces choix urbanistiques sur leur sociologie ?
Les politiques de lutte contre l’insalubrité, menées à compter du milieu du XIXe siècle, ont fortement influencé la sociologie actuelle de nos villes. Les travaux du baron Haussmann démarrent à Paris en 1852. Vingt ans plus tôt, le choléra, qui a fait plus de 20 000 morts sur une population de 500 000 habitants, reste un traumatisme important.
Dans le projet d’Haussmann il y a cette volonté de construire une ville moins dense, « ventilée » par de grands boulevards et composée de logements modernes qui laissent entrer l’air et la lumière. Cette politique se traduit par la destruction de quartiers anciens. Elle contribue à faire revenir les classes aisées et à chasser les plus pauvres, qui n’ont pas toujours de solution de relogement. Ainsi, sous couvert d’hygiénisme, l’haussmannisation se révèle particulièrement clivante socialement.
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Faire revenir les bourgeois dans Paris… Etaient-ils partis ?
Dans la première moitié du XIXe siècle, les bourgeois ont fui la capitale qui était insalubre, dangereuse, régulièrement agitée, pour les petites villes de l’Ouest parisien : Saint-Germain, Passy, Neuilly…
Un peu à la manière de nos actuels écoquartiers, les nouveaux immeubles avec ascenseur, eau et gaz à tous les étages sont taillés sur mesure pour une population aisée, à qui l’haussmannisation offre un nouveau cadre de vie.
Le philosophe Walter Benjamin raconte dans son livre Paris, capitale du XIXe siècle (Cerf, 1989), comment, le jour de l’inauguration de nouvelles voies, un drap était installé un peu comme un rideau qui s’ouvre sur un nouveau décor. Un décor dont les nouveaux figurants sont les dames et messieurs à chapeaux bien mis des tableaux de Gustave Caillebotte.
Gustave Caillebotte (1848-1894). Rue de Paris. Temps de pluie. 1877. Huile sur toile 54 × 65 cm. Legs Michel Monet (1966). Musée Marmottan Paris.
Gustave Caillebotte (1848-1894). Rue de Paris. Temps de pluie. 1877. Huile sur toile 54 × 65 cm. Legs Michel Monet (1966). Musée Marmottan Paris. Musée Marmottan
Quel regard portent les contemporains sur l’haussmannisation ?
A l’époque déjà, des voix s’élèvent parmi les représentants du mouvement hygiéniste pour dénoncer les effets de cette politique, qui risque de se contenter de repousser le problème de l’insalubrité aux marges des villes.
Qu’advient-il des pauvres qui vivaient dans les quartiers détruits ?
Un peu comme Anne Hidalgo aujourd’hui avec les prochains Jeux olympiques, le Second Empire, qui commandite ces grands travaux, veut d’abord une belle façade pour Paris. Ainsi, une partie des classes populaires reste vivre dans les poches historiques qui subsistent entre les grandes artères flambant neuves. C’est le cas du vieux quartier des Halles, derrière le boulevard Sébastopol.
Les autres s’entassent dans les logements misérables des communes périphériques, comme Belleville ou Montmartre, annexées par Paris à compter de 1860. La construction de nouveaux logements ne permet pas de compenser l’offre détruite dans le cadre d’opérations spéculatives. Et de faire face à la demande dopée par une natalité en hausse et par l’exode rural. En 1910, Paris intra muros compte 2,9 millions d’habitants, contre 2,2 millions aujourd’hui.
Comment est-on parvenu à ce desserrement ?
Le développement du chemin de fer dans la deuxième moitié du XIXe siècle va contribuer à désengorger Paris, en faveur des communes avoisinantes. Les classes populaires prennent l’habitude de passer leur week-end sur les bords de la Marne ou de la Seine, où elles se construisent des cabanes de fortune ou des petites maisons dans lesquelles elles finissent par s’installer. Dans les années 1910-1920, c’est la grande vague des « lotissements » : un peu partout en banlieue, les terrains vagues se couvrent de masures et forment des quartiers qui ont totalement disparu aujourd’hui.
Le deuxième mouvement qui a permis de desserrer l’habitat populaire, c’est la construction de logements sociaux. Elle commence timidement dans les années 1890, puis s’accélère dans les années 1910 pour atteindre 70 000 à Paris à la veille de la seconde guerre mondiale, contre environ 250 000 aujourd’hui. Ils s’élèvent aux portes de la ville sur les terrains de la « zone », l’enceinte militaire, progressivement déclassée à partir de 1920. Il y a alors un débat sur ce qu’il faut faire de cette « zone », entre les socialistes, partisans de la construction du logement social, et ceux qui veulent, soi-disant, faire « respirer » la ville. Au final, on aboutit à une solution médiane, avec un mélange de logements, de parcs et de stades.
De quelle manière la lutte contre la tuberculose, grand fléau de la première moitié du XXe siècle, contribue-t-elle à accroître les clivages urbains ?
Vers 1890-1895, les grandes villes, Paris en tête, mettent en place des services techniques chargés d’établir une cartographie des poches de tuberculose, assimilée aux milieux humides, froids et sans lumière. Paris identifie ainsi dix-sept îlots « meurtriers », parmi lesquels les quartiers des Halles, de Saint-Gervais, Saint-Antoine ou Belleville, qui seront tous en partie détruits.
Pendant l’Occupation, le régime de Vichy utilise ces statistiques, fausses de surcroît – la tuberculose n’étant pas une maladie à déclaration obligatoire dans la plus grande partie du début du XXe siècle –, pour raser des bidonvilles de la zone qui s’étend le long des « fortifs » [les actuels boulevards des Maréchaux] et « nettoyer » le quartier juif de Saint-Paul.
Les plans d’urbanisme des années 1950-1960 continuent de s’appuyer sur ces chiffres pour justifier la destruction de pans entiers de ces quartiers et l’éviction de leurs habitants, comme par exemple l’actuel plateau Beaubourg et le quartier des Halles. Il faut attendre les années 1980 pour voir dans le vieux Paris autre chose qu’un nid à microbes et envisager les premières opérations de « réhabilitation ».
Quelles sont les conséquences de ces destructions sur la population de ces quartiers ?
Ces travaux se sont accompagnés dans tous ces quartiers d’une gentrification importante. Le Marais, par exemple, très mal famé jusque dans les années 1950, est devenu un décor pour touristes à partir de la fin des années 1970, avec les premiers programmes de réhabilitation d’un habitat ancien que l’on dénonçait comme « insalubre » dix ans plus tôt.
Or, depuis les années 1950-1960, les classes populaires qui vivaient dans les centre-villes trouvent refuge en banlieue et dans les grands ensembles qui sortent de terre à la lisière. Dans le prolongement de la pensée hygiéniste du XIXe siècle, l’utopie des grands ensembles prétend apporter de l’air, de la lumière et des loisirs à ses habitants.
Pourtant ces quartiers sont rapidement stigmatisés comme porteurs de nouveaux maux…
Oui, dès la seconde moitié des années 1960, l’utopie se fissure, et les commentateurs parlent du malaise des grands ensembles et des nouvelles maladies qui en découlent : la déprime, l’alcoolisme, le désœuvrement… C’est la fameuse « sarcellite », qui dans l’imaginaire collectif, remplace les épidémies qui ont toujours été utilisées pour stigmatiser les populations modestes.