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Bazin et ses petites contrariétés
L’Assemblée générale de Carrefour devait donner lieu, mardi 21juin, à un bras de fer entre Sébastien Bazin et des petits
actionnaires, qui accusent le président pour l’Europe du fonds Colony Capital de vouloir «démanteler» le premier employeur privé de France
C’était il y a quelques années. Sébastien Bazin, alors actionnaire très en vue du Paris-Saint-Germain(PSG), en quasi-déconfiture, englué dans les problèmes de violence des supporteurs et de contre-performances sportives, répétait en plaisantant à moitié que le club de foot qu’il «adore» représentait «5% de [ses] investissements et 95% de [ses] emmerdements». Depuis, le financier au physique de gendre idéal «en a connu d’autres».
En cette fin juin, le plus gros «emmerdement» de M. Bazin, patron pour l’Europe du fonds d’investissement américain Colony Capital, s’appelle Carrefour, le groupe de grande distribution. L’inventeur de l’hypermarché a fait perdre virtuellement (tant qu’il n’a pas cédé ses titres) à Colony des dizaines et des dizaines de millions d’euros. Le fonds a en effet investi en 2007, lorsque l’action valait environ 50 euros, contre 27 aujourd’hui. Dure déconvenue pour ce spécialiste des culbutes financières, dont le meilleur fait d’armes reste un investissement dans la société foncière Lucia, rachetée 12 euros l’action en 1999 et revendue 70 euros en 2007…
La communauté financière commence d’ailleurs à jaser sur ce « type super sympa » toujours prêt à vous faire une place à la tribune du PSG mais finalement moins doué en affaires qu’on ne le disait. Il n’y connaissait rien en foot, «il ne connaît rien à la grande distribution», «son truc c’est l’immobilier», «qu’est-il allé faire chez Carrefour ?», entend-on dans les déjeuners parisiens, où on ne manque toutefois pas de saluer son «courage».
Affecté, sans doute, ce fils d’administrateur de biens n’en laisse rien paraître, affichant une décontraction intacte et une politesse sans faille envers ses interlocuteurs. S’il a fait une erreur, il le reconnaît, c’est d’avoir pensé que le dossier Carrefour était simple et de s’être embarqué juste avant que n’éclate la grave crise de 2008. Pour le reste, il plaide non coupable. Ce grand blond aux yeux bleu piscine n’est pas du genre à flancher ni à perdre son sang-froid.
Capable de raconter d’un air détaché qu’il a fait la connaissance de Nicolas Sarkozy «à la maternelle» de Neuilly… lorsque sa fille a été prise en otage avec d’autres bambins par «Human Bomb» en 1993, il semble prêt à tout affronter avec une confiance proche de la foi, persuadé que «tout finira par s’arranger». Aussi, le presque quinquagénaire s’apprêtait à affronter dans la sérénité la colère des petits actionnaires et des syndicats, qui ont promis de manifester en bloc place du Palais-Royal, à Paris, en face du Carrousel du Louvre, contre le «démantèlement du groupe», lors de l’assemblée générale du distributeur, mardi 21 juin.
Celui qui s’est allié avec le multimilliardaire Bernard Arnault au sein d’une entité baptisée Blue Capital pour prendre 14% du groupe Carrefour (et 20% des droits de vote) représente aux yeux d’une partie des salariés l’ennemi absolu, le financier vorace dont l’unique objectif est de parvenir tant bien que mal à s’enrichir, quitte à mettre en péril le premier employeur privé (avec 123934 salariés) en France. «Je ne connais pas la personne, mais les effets de son action. Et, depuis que Blue Capital est chez Carrefour, c’est un désastre», résume Michel Enguelz, délégué national Carrefour pour FO. «Ils se sont approprié l’entreprise alors qu’elle ne leur appartient pas», se désole-t-il. Même colère du côté des actionnaires familiaux, où Hervé Defforey, fils de Denis Defforey, le cofondateur de Carrefour, affolé de voir des financiers prêts à saucissonner le groupe pour empocher des superdividendes, devait s’opposer à la scission et à la cotation des activités de discount du groupe Dia (incluant la marque Ed en France), soumise au vote des actionnaires le 21 juin.
Financier sans vergogne, Sébastien Bazin? L’homme, qui possède son rond de serviette au Fouquet’s, sur les Champs-Elysées, assume le rôle d’«enquiquineur», pas plus. «Il est de la race des investisseurs professionnels », insiste Nicolas Bazire, bras droitde M.Arnault, qui le voit trois fois par semaine pour parler de Carrefour, un sujet qui les agace et les angoisse autant l’un que l’autre. Ensemble, ils font des « virées » dans les hypermarchés du groupe et parlent de la martingale que représentent les produits à marque de distributeurs, les MDD. Pour Nicolas Bazire, ancien directeur de cabinet d’Edouard Balladur, comme pour Sébastien Bazin, qui se disent sincèrement dopés, «intoxiqués» même, par Carrefour, l’étiquette de requins de la finance est profondément injuste. A leurs yeux, les déboires du distributeur ne sont pas de leur fait. Le ver était dans le fruit bien avant qu’ils n’arrivent, assurent-ils.
La fusion entre Carrefour et Promodès, en 1999, n’a jamais fonctionné. Carrefour est un groupe trop grand, trop lourd, qui a fait des erreurs comme celle de vendre ses pépites: les surgelés Picard en 2001, ou les murs des galeries commerciales en 2000, sans que l’on sache exactement comment tout cet argent a été utilisé…
On les accuse de vouloir dépecer le groupe ? Le projet de vente de Dia, l’entité maxidisconte, était déjà sur la table depuis de longues années et l’activité, dont le siège est en Espagne, était devenue un Etat dans l’Etat, qui n’a rien à voir avec le reste du groupe, explique posément M.Bazin. La scission qu’il souhaite serait donc bénéfique à tous.
Quant à l’immobilier, le spécialiste cherche depuis des années à le valoriser en faisant coter en Bourse une partie de Carrefour Property, l’entité qui regroupe les murs des magasins du groupe. Objectif : informer les patrons des hypermarchés du montant du loyer de leur établissement et les responsabiliser,argue-t-il. Lorsqu’il est arrivé dans le groupe, personne ne savait combien de mètres carrés Carrefour possédait exactement, rappelle-t-il aussi.
«Sébastien Bazin se présente souvent comme une victime», explique un ancien grand patron qui a eu affaire à lui il y a quelques années. «Il sait bien faire les choses, il est très habile. Au final, il est difficile de lui résister», poursuit-il.
Chez Carrefour, ce garçon bien né, issu du triangle parisien Auteuil-Neuilly-Passy, veut réussir là où d’autres ont échoué. Pour lui comme pour Bernard Arnault, pas question de partir perdant. Gare aux obstacles. Coupeur de têtes, le financier a contribué à faire valser José Luis Duran chez Carrefour, comme Charles Villeneuve au PSG ou Jean-Marc Espalioux chez Accor, tout en parvenant à se rabibocher avec la plupart de ces ex-patrons qu’il appelle toujours par leur prénom. A tel point que le magazine Capital parle de «l’amicale des remerciés» par Sébastien Bazin. «Dans le business, parfois, il faut tuer. J’ai l’impression qu’il le fait proprement», résume un de ses proches. «C’est la vie des affaires», signale aussi son ami Patrick Sayer, patron de la société d’investissement Eurazeo, qui a réalisé avec lui plusieurs affaires. M.Bazin, qui ne guillotine pas pour le plaisir, assure ainsi qu’en dépit des méchantes rumeurs sur le départ de Lars Olofsson, l’actuel patron de Carrefour, celui-ci est l’homme de la situation et qu’il faut lui laisser du temps.
Dans le cercle privé, tout le monde est, de fait, assez d’accord pour dire que Sébastien Bazin est un garçon sympathique. «Un gars loyal», à en croire son cercle de fidèles. Son copain Emmanuel Chain, journaliste et producteur de télévision, qui le connaît depuis de nombreuses années, le décrit comme quelqu’un sur qui on peut compter, un chef de tribu pas vraiment du style d’un golden boy de Wall Street suffisant, vulgaire et léger.
Sébastien Bazin fait plutôt dans l’élégance, à sa manière. Par bonne conscience ou souci du confort visuel ? A Saint-Lunaire (Ille-et-Vilaine), la station balnéaire bretonne bon chic bon genre où il possède une belle maison sur la pointe du Décollé, il a pris la vice-présidence du club de tennis local où ses parents, décédés depuis, se sont rencontrés. Il a aussi racheté la boulangerie et le magasin de fleurs et de décoration, car il «déteste les endroits morts». Chez Carrefour, l’idée serait presque de la même veine bienveillante, visant à «redonner de la fierté» aux dirigeants et aux salariés.
M.Bazin serait-il un bienfaiteur du CAC 40 ? Aux côtés de Bernard Arnault, dont la réputation n’est plus à faire, ce père de quatre enfants, catholique convaincu, passerait presque pour un «gentil ». Mais l’homme a beau être un peu à part dans le monde des financiers, il reste davantage préoccupé par la tendance de la Bourse et la rentabilité de ses propres affaires que du sort des salariés. «Il est libéral, il n’y a pas de doute, et n’est pas rongé par la culpabilité », confirme son ami l’architecte Roland Castro, ex-maoiste, qui l’a rencontré lors d’un projet immobilier de Colony dans le quartier de la Défense. «Je voudrais que le système dans lequel il navigue [la finance] se casse la figure, mais lui, je l’aime bien», plaisante-t-il.
S’il n’est pas aussi carnassier que certains de ses homologues, M.Bazin n’en est pas moins habile. A la tête de la division Europe de Colony Capital depuis 1997, en grande partie par admiration pour Tom Barrack, le patron californien du fonds,
qu’il appelle «Tommy», il a su se rendre indéboulonnable en prenant part au capital du groupe américain – le montant de cet investissement n’a pas été révélé. Autrement dit, M.Bazin sait assurer ses arrières pour parvenir à ses fins. Assez pour redresser Carrefour?
Le Monde