ça dépasse un peu le cadre sportif, mais l'article est intéressant.
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Canal+ face à la menace Al-Jazira
Après sa razzia sur les droits de retransmission des grandes compétitions de foot européennes, le groupe qatari veut lancer deux chaînes sportives dans l'Hexagone. Un danger majeur pour le leader de la télévision à péage et premier financier du cinéma.
L'avenir de Canal+ préoccupe François Hollande. Le candidat socialiste à l'élection présidentielle prend très au sérieux le risque de déstabilisation du numéro un français de la télévision à péage et premier financier du septième art par les Qataris et leur projet de créer deux chaînes sportives dans l'Hexagone, beIN Sport 1 et 2. Il l'a écrit à la Société des auteurs et compositeurs dramatiques. Il s'en est aussi ouvert à des cinéastes lors d'un déjeuner en février. « Il est très au courant du dossier et a affirmé que ce serait un sujet qu'il traiterait s'il est élu », confie l'une des convives, Florence Gastaud, déléguée générale de la Société civile des auteurs-réalisateurs-producteurs (ARP). Pour François Hollande, la défense du modèle de financement de la création en France est une priorité -et Canal+ en est un maillon essentiel. Une analyse partagée dans l'entourage de Nicolas Sarkozy. On ajoute cependant qu' « il n'est pas possible de condamner a priori un concurrent de Canal+ alors que le groupe est en position dominante ».
Même si les chaînes d'Al-Jazira Sport n'existent pas encore, les cris d'alarme poussés par Bertrand Meheut ont donc été entendus... Dans son bureau à lssy-les-Moulineaux, le PDG de Canal+ enfonce le clou : « Je compte beaucoup sur les pouvoirs publics. Nous ne pourrons lutter contre un acteur qui n'a pas les mêmes règles du jeu que nous. Il ne faut pas être naïf et laisser le Qatar déstabiliser le paysage audiovisuel français payant et gratuit » , martèle-t-il. Si, dans le passé, Canal+ était parvenu à évincer de son terrain de jeu ses principaux rivaux -le bouquet TPS, détenu par TF1 et M6, puis l'opérateur télécoms Orange -, la partie s'annonce cette fois autrement plus compliquée avec les richissimes et bruyants Qataris...
Folles enchères
Avec Al-Jazira Sport, Canal+ trouve en effet sur son chemin un adversaire hors normes qui l'attaque sur tous les fronts pour entrer sur le marché de la télévision payante en France. Dotés de moyens financiers puissants liés à la rente gazière de l'émirat, les Qataris investissent massivement et à des prix élevés pour se constituer un portefeuille de droits de diffusion du sport consistant, dans le football notamment. Sur le devant de la scène, Charles Biétry, ex-« monsieur Sport » de Canal+, recruté par les Qataris pour construire beIN Sport 1 et 2, mène les opérations. Mais c'est Nasser al-Khelaïfi, déjà à la tête d'Al-Jazira Sport au Moyen-Orient et du Paris Saint-Germain et véritable relais de Doha, qui tire les ficelles.
Sous l'impulsion de ce proche du prince héritier de l'émirat, le cheikh Tamim al-Thani, Al-Jazira a ainsi, en quelques mois, redistribué les cartes de la diffusion dans l'Hexagone des grandes compétitions de football européennes. Depuis l'été dernier, il a en effet raflé les droits de retransmission d'une bonne partie du championnat de Ligue 1 (au total, 8 matchs par semaine dont ceux du vendredi soir et du dimanche après-midi ainsi que des magazines) pour 150 millions d'euros par an. Puis s'est offert pour 61 millions par saison 133 matchs de Champions League, jusqu'ici diffusés par Canal+ pour... 31 millions. Grâce à de folles enchères, il a également ravi à la chaîne cryptée les droits de l'Europa League, de la Liga espagnole, une partie de la série A italienne... privant aussi au passage France Télévisions de la Cup britannique. La liste devrait s'allonger avec l'Euro 2012 et l'Euro 2016, ainsi qu'avec les droits d'autres disciplines. « Pour gagner les appels d'offres, Al-Jazira dépense deux à trois fois plus que les montants qui étaient versés précédemment pour les mêmes événements », déplore Bertrand Meheut.
La logique économique des Qataris est insaisissable. Seule certitude, ils ne raisonnent pas à court terme, comme la plupart des entreprises, et si de lourdes pertes sont prévisibles au démarrage, l'argent leur donne du temps pour rentabiliser leurs investissements... Et ce, d'autant que, chez eux, les médias entrent, comme le sport, dans une stratégie d'image et d'influence, déjà réussie avec la chaîne d'information Al-Jazira. « Leur objectif est de bâtir un vrai groupe audiovisuel », spécule un acteur du milieu. Leur projet revêt, de plus, une dimension internationale : beIN Sport 1 et 2, qui s'appuieront sur la puissance éditoriale mondiale d'Al-Jazira Network, sont appelées à devenir la tête de pont d'une plate-forme européenne. Ce qui explique que les Qataris fassent feu de tout bois. En plus de prendre des droits sportifs à Canal+, ils envisagent de passer des partenariats avec TF1, M6 ou France Télévisions. Charles Biétry pioche aussi dans le vivier de talents de la chaîne cryptée. Après avoir débauché des commentateurs vedettes comme Christophe Josse ou Darren Tulett, il a recruté l'ex-présentateur de « Jour de foot », Alexandre Ruiz, pour présenter un magazine quotidien consacré au ballon rond. Pas question de proposer aux téléspectateurs un robinet à images !
Paix armée avec CanalSat ?
Bien armé, Al-Jazira Sport, qui envisage un lancement en juin pour le début de l'Euro, se prépare maintenant à attaquer Canal+ sur le plan commercial. Pour capter rapidement des bataillons d'abonnés, il miserait sur un prix de lancement bas, de 11 euros, pour ses deux chaînes, qui l'obligerait à trouver 3,2 millions de clients pour équilibrer ses comptes, quand les spécialistes évaluent leur potentiel à 1,5 million. « Pas de commentaire » rétorque Charles Biétry, qui ne communique plus depuis des semaines.
Par ailleurs, les Qataris ont compris que la distribution sera le nerf de la guerre. A défaut de miser sur leur propre force, ils proposeraient des conditions très avantageuses aux opérateurs ADSL, satellite et câblo-opérateurs, pour qu'ils poussent leur commercialisation. « Leur modèle d'intéressement est très incitatif. Il nous rapporte autant que de vendre Canal+ à 35 euros », assure l'un d'entre eux, qui envisage de proposer l'offre qatarie dans ses bouquets et à la carte. Cerise sur le gâteau, Al-Jazira prendrait à sa charge les frais de promotion. Reste une question clef : le groupe de Doha convaincra-t-il Bertrand Meheut de prendre ses chaînes sur CanalSat ? « La réussite de son projet en dépend », estime un acteur du paysage cathodique. La filiale de Vivendi pourrait elle aussi avoir intérêt à une paix armée : « En vendant en option à son bouquet les chaînes qataries, elle pourra proposer aux abonnés à Canal+ et CanalSat toute l'offre de football français, et ce, en étant rémunérée », explique un spécialiste. Mais ce scénario n'enthousiasme guère son PDG, peu enclin à aider un concurrent aussi agressif...
Face à l'offensive des Qataris, le groupe veut toutefois relativiser la menace à court terme. « Nous sommes tranquilles jusqu'à l'été 2016 », tempère Rodolphe Belmer, directeur général et successeur désigné de Bertrand Meheut. Selon lui, Canal+ s'en est même bien sorti pour l'instant : sur les trois événements qui motivent l'abonnement des fans de sport -la Ligue 1, la Champions League et le Top 14 de rugby -, les positions ont été verrouillées. « Et malgré la concurrence intense d'Al-Jazira, nous avons amélioré notre offre sportive », souligne-t-il. Sur la Ligue 1, pour 420 millions d'euros par an, la chaîne cryptée a en effet renforcé son offre pour les quatre prochaines saisons avec les deux plus belles affiches chaque semaine, contre le match du dimanche soir auparavant. Par ailleurs, elle a récupéré pour 50 millions par an les 13 plus beaux matchs de la Ligue des champions, jusqu'ici diffusés par TF1, sachant que la finale sera retransmise sur une chaîne en clair.
Convaincu de la supériorité de son offre, Canal+ estime donc être protégé de désabonnements massifs pour un moment. « Dans l'univers des biens culturels, c'est l'envie qui crée la valeur, insiste Rodolphe Belmer. Quand on aime le sport, on ne renonce pas aux grands matchs et aux grandes équipes pour aller sur une offre de second choix sous prétexte qu'elle est moins chère. » Ce, d'autant qu'aujourd'hui recevoir la chaîne cryptée relève d'une décision familiale : « Notre modèle est celui d'une chaîne généraliste "premium" où, entre le cinéma, les séries originales et le sport, chaque membre du foyer trouve son compte », ajoute le jeune dirigeant. Eventuellement, les passionnés de ballon rond qui voudront voir davantage de matchs prendront les chaînes d'Al-Jazira, en plus de Canal+.
Il n'empêche. Dans l'offre de Canal+ via laquelle le client reçoit en fait un minibouquet de cinq chaînes (Canal+, et Canal+ Cinéma, Décalé, Family et Sport), le ballon rond représente une composante essentielle. Alors qu'une partie des matchs va partir chez son concurrent, la satisfaction des fans de football -entre un quart et un tiers des abonnés, selon certains -risque d'en prendre un coup. Après la razzia des Qataris, le temps d'antenne qui lui sera consacré va en effet chuter. « Et c'est Al-Jazira qui diffusera en direct 80 % de la Champions League et de la Ligue 1, et même 100 % de la L1 avec la retransmission en différé des deux matchs de Canal+ », relève un expert. De plus, le contour de l'option Foot+ pour laquelle près de 1 million de clients payait 8 euros par mois va devoir être redéfini. Du pain bénit pour beIN 1 et 2, susceptibles de récupérer les déçus.
Onde de choc sur le cinéma
Par ailleurs, le groupe risque de voir ses positions fragilisées par la montée en puissance d'Al-Jazira. En plus d'affaiblir Canal+, certains l'imaginent aussi concurrencer CanalSat. « Certains téléspectateurs pourraient être tentés de choisir un bouquet moins onéreux proposé par les fournisseurs d'accès, avec les chaînes d'Al-Jazira, complétées de chaînes cinéma, jeunesse, info », estime Matthieu de Chanville, consultant en stratégie chez AT Kearney. Un scénario écarté par Canal+...
Le leader de la télévision payante a bien en tête que le danger majeur l'attend dans trois ans, lorsque la Ligue de football professionnel attribuera les droits de diffusion du championnat de France pour la période 2016-2020. A cet horizon, Al-Jazira alignera-t-il suffisamment d'abonnés pour entrer en guerre frontale avec Canal+ et lui arracher grâce à sa puissance de feu financière le meilleur lot de Ligue 1 ? Une redistribution des cartes serait désastreuse pour la chaîne cryptée et produirait une onde de choc sur le financement du cinéma français, dont elle est le principal bailleur de fonds.
2015, c'est demain. C'est pourquoi Canal+ a commencé à appeler au secours les pouvoirs publics, espérant que, sur des sujets aussi sensibles que la télévision, le cinéma, le sport, le dossier se retrouve sur le bureau de celui qui présidera la France à partir du 7 mai.
NATHALIE SILBERT
les échos.fr