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Dugarry ou la malédiction du consultant
jan 25th, 2013 @ 02:48 › Jérôme Latta
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Le scénario est bien connu : un nouveau consultant ou commentateur arrive au micro d'un diffuseur, et sa nouveauté, sa fraîcheur, son ton, ses efforts séduisent massivement les téléspectateurs, qui pensent tenir une alternative aux mandarins usés – aux navrants pundits, comme disent les Britanniques. Cela dure quelques mois, voire quelques années, mais l'inévitable se produit toujours. Notre ami commence à se couler dans les formules toutes faites et les tics de langage, à recourir toujours aux mêmes explications, à laisser parler ses obsessions, à asséner des avis toujours plus définitifs. On comprend bien que le métier conduise à une certaine usure et que l'attrait de la nouveauté s'érode parmi les audiences, il est plus difficile d'expliquer comment on peut devenir si vite et à ce point prévisible.
Pour peu qu'il fasse l'objet de divers honneurs, comme les trophées qu'on se décerne entre professionnels des médias, le processus s'accélère et le haut mal s'abat sur lui. L'affliction qui s'empare – à leur insu – des experts médiatiques réside dans leur conviction qu'ils détiennent la science infuse. Erreur tragi-comique dans un sport aussi aléatoire et imprévisible que le football, devant lequel il faudrait toujours rester modeste et émerveillé, mais erreur presque systématique.
PASSER SES NERFS EN PUBLIC
Christophe Dugarry n'a pas échappé à ce parcours depuis son apparition sur M6 lors de la Coupe du monde 2006, saluée au point de lui valoir un transfert sur Canal+, dont il est devenu le premier consultant. Il y a bien des raisons d'apprécier l'ex-Bordelais, et de sourire d'une rédemption médiatique réussie après une carrière qui en avait un des footballeurs les plus honnis de sa génération [1]. Dugarry dispose d'une belle aisance à l'antenne, condition requise pour ce poste, et d'une qualité d'expression le plaçant dans le haut du panier. Son état d'énervement permanent, qui lui vaut de ne pouvoir presque rien dire sans s'échauffer, témoigne aussi d'une certaine sincérité, plutôt louable dans ce monde-là.
On lui reproche beaucoup d'être affreusement partisan: ce ne serait pourtant pas un problème en soi si ces inclinations étaient exprimées avec légèreté. Elles en sont un quand elles obscurcissent totalement son jugement et l'empêchent littéralement de voir le match, tout en nous laissant aux prises avec une sorte de névrosé qui passe ses nerfs et règle ses comptes en public. Dugarry s'est ainsi rapproché de façon alarmante de celui qui apparaît désormais comme son modèle inavoué: Jean-Michel Larqué, lui aussi devenu une machine compulsive et fielleuse, perclus de tics, décrétant le sens du match et fustigeant rageusement les joueurs (lire "Qu'est-ce qu'il y a dans le Larqué ?").
LE NEZ AU RAS DU GAZON
Une séquence du Bordeaux-PSG de dimanche soir a résumé et moqué les errements auxquels sa détestation du club parisien peut le conduire, mais ses travers sont très largement partagés – même s'il en incarne certains avec insistance, comme l'ignorance des règles qu'il a maintes fois étalée au moment de fustiger un arbitre [2]. Selon la conception française du consultant, celui-ci doit parler tout le temps, tirer des conclusions après deux minutes de jeu ou sur la foi d'une seule action: l'expert en vient à tordre la réalité dans le sens de ses opinions, à paraphraser le score, faisant l'éloge de l'équipe qui mène jusqu'à ce qu'elle soit rejointe, sans rien saisir ni sentir de l'évolution antérieure du match faute de le regarder vraiment. On lui a dit qu'il a du nez, mais il le laisse collé au ras du gazon et de ses certitudes personnelles [3].
Cela n'empêche pas Dugarry de s'esclaffer devant les choix tactiques de Carlo Ancelotti, par exemple, et de manifester bruyamment son incompréhension – ce dont on se garderait pourtant à sa place, tant cela peut signaler les limites de sa compétence plus que celles de sa prétention. On aurait aussi pu croire que, personnellement instruit des dégâts et de l'injustice des acharnements médiatiques sur certains joueurs, il nous épargnerait de tirer à boulets rouges sur ses alter-ego contemporains (avec plus d'insistance qu'il en manifestait devant le but quand il était sur le terrain). Hélas, quand le vinaigre est tiré...
LES IRRADIÉS DE LA TÉLÉ
On a les consultants qu'on mérite, d'ailleurs Pierre Ménès rêve d'exercer cette fonction. Pour les responsables des chaînes, ils font partie du spectacle, pas d'un projet cherchant à développer la connaissance du football. Christian Jeanpierre et Bixente Lizarazu ont été élus l'an passé, sur la fois d'un sondage, meilleurs commentateurs de football – ceci au terme d'une année 2011 qui aura pourtant vu CJP littéralement exploser durant la Coupe du monde de rugby (lire "Jeanpierre double nos peines"). Le duo de TF1 devançait celui de M6 formé de Thierry Roland et Jean-Marc Ferreri, reléguant Christophe Dugarry et Grégoire Margotton sur la troisième marche du podium [4]. La notoriété fait la popularité, et elle tient lieu de compétence: c'est le principe de la télé.
On craint que la pente soit tout aussi fatale pour les intéressants Éric Carrière (Canal+) ou Éric Di Méco (beIN). L'exposition médiatique fait généralement perdre la tête à ceux qu'elle irradie: la télévision en particulier crée des mutants égocentriques qui ont perdu la faculté de prendre avec réserve les flatteries auxquelles ils sont constamment exposés. Il faudrait leur imposer une formation continue pour les empêcher de tomber dans l'autosatisfaction et la facilité, ou fixer une durée limite d'exercice. Malheureusement, quand apparaît un consultant ou un commentateur à succès, on en prend généralement pour trente ans.
[1] À tort: Dugarry incarnait certes un stéréotype du joueur à serre-tête irritant au possible, mais c'était un excellent technicien, vaillant dans les duels et intéressant à voir jouer.
[2] Manifestant une allergie étonnante aux règles. Citons: “Non mais depuis quand on applique le règlement?" ou “Ah d’accord, maintenant ce sont les arbitres qui vont nous apprendre comment tirer un coup franc.”
[3] Sur les chaînes allemandes, le consultant intervient à la pause et après la fin du match, avec le recul que suppose sa fonction.
[4] La paire Dugarry-Margotton n'étant pas la plus désagréable de l'offre actuelle, hormis les crises du premier cité, malheureusement de plus en plus fréquentes.
Le monde.