Citation (Houdini @ 21/08/2017 09:20)

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Nicolas Winding Refn dans l’enfer du 35 mm
Par Samuel Blumenfeld
Le 20 août 2017 à 18h00 Mis à jour le 20 août 2017 à 19h09
Collectionneurs de films (1/6). Le réalisateur danois de « Drive » se saigne aux quatre veines pour sauver de l’oubli les films d’horreur d’Andy Milligan et les œuvres évangélistes du couple Ormond.
Nicolas Winding Refn sur le tournage de son film « Only God Forgives » (2013).
Nicolas Winding Refn sur le tournage de son film « Only God Forgives » (2013). / SPACE ROCKET NATION/PHOTO12
Pendant longtemps, bien avant qu’il devienne réalisateur, l’existence, selon Nicolas Winding Refn, consistait à amasser. Adolescent, il consacrait l’intégralité de son budget aux 33-tours. Essentiellement des musiques obscures. S’il tombait sur l’enregistrement pirate d’une chanson des Beatles, même dans une version alternative, il mettait l’objet de côté. A la fin de l’adolescence sont arrivés les jouets japonais. Puis les cassettes vidéo. Et enfin les copies 35 mm. Le réalisateur de Pusher et de Valhalla Rising faisait partie d’un groupe de cinéphiles danois qui s’échangeaient, à Copenhague, des classiques de l’histoire du cinéma, à une période – les années 1990, avant l’arrivée du numérique et du DVD – où la pellicule conservait une aura et offrait une qualité technique très supérieure à la cassette vidéo. La rencontre avec sa future femme, puis la naissance de ses deux filles, bousculent l’ordre de ses priorités. Il laisse de côté les copies 35 mm, faute de savoir où les entreposer. Aussi parce qu’il ne pense pas être habité par la passion du celluloïd.
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Le déclic se produit peu après la sortie de Drive (2011), au moment où le réalisateur rencontre son plus grand succès public. En surfant sur eBay, Refn découvre par hasard que les copies du cinéaste Andy Milligan, mort du sida en 1991, sont mises en vente par son biographe officiel, Jimmy McDonough. A cet instant, le réalisateur danois comprend que sa vie ne sera plus jamais la même.
« TU ES DINGUE ? TU VIENS DE DÉPENSER 25 000 DOLLARS POUR DES FILMS DONT PERSONNE N’A RIEN À FOUTRE ? »
Refn se souvenait des titres de plusieurs films de Milligan, Guru, the Mad Monk (« Guru, le moine fou », 1970), Bloodthirsty Butchers (« Les bouchers assoiffés de sang », 1970), The Rats Are Coming ! The Werewolves Are Already Here ! (« Les rats arrivent ! Les loups-garous sont déjà là ! », 1972), pour en avoir trouvé la trace dans différentes encyclopédies du cinéma. Andy Milligan était le fils d’un capitaine de l’armée américaine et d’une mère obèse, alcoolique et bipolaire qui martyrisait ses enfants et son mari. Les films de ce cinéaste autodidacte étaient distribués dans les cinémas de la 42e rue, à Manhattan, ceux fréquentés par Robert De Niro dans Taxi Driver. Des salles de cinéma porno le plus souvent, ou qui distribuaient des films d’horreur ultra-violents. Lorsque Refn se trouva en âge de les fréquenter, ces salles avaient disparu, et leurs films avec.
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En acquittant la somme de 25 000 dollars pour le lot, le réalisateur s’offrait le droit de les voir enfin. « En les découvrant, j’ai été surpris. Par leur violence, extrême. Et leur qualité, contrastée. Soyons honnêtes, il est difficile de regarder un film d’Andy Milligan jusqu’au bout. Mais, en même temps, je comprenais qu’il s’agissait d’un homme qui réalisait ses films à sa manière, dans son propre système. Son utilisation du médium reflétait le flux de sa conscience. Ce qui peut faire peur. Mais qui me fascine. »
« Si je ne sauve pas ses films... »
Son achat effectué, pour une somme significative, a fortiori pour ce metteur en scène qui a évité, même après Drive, de travailler à l’intérieur du système hollywoodien, refusant les chèques importants qui lui étaient offerts, Refn a dû affronter sa femme et son bon sens de mère de famille. « Tu es dingue ?, a-t-elle hurlé. Tu viens de dépenser 25 000 dollars pour des films dont personne n’a rien à foutre ? » Ce à quoi le réalisateur répondit : « Chérie, tu ne comprends pas. Andy Milligan aurait pu être moi. Si je ne sauve pas ses films, Milligan disparaîtra. »
A travers cette disparition, Refn entrevoit la sienne. Ce souci de la préservation, de l’héritage improbable, est devenu une obsession. Pour laquelle il a trouvé un modèle économique. Les sommes perçues pour réaliser ses deux derniers films, Only God Forgives (2013) ou Neon Demon (2016), sont faibles. En revanche, celles, plus conséquentes, touchées pour réaliser des publicités pour Hugo Boss, Shell ou, plus récemment, Le Bon Marché servent à financer cette passion.
Image extraite du film évangéliste « The Burning Hell » (1974), de Ron Ormond.
Image extraite du film évangéliste « The Burning Hell » (1974), de Ron Ormond. / PROD DB © THE ORMOND ORGANIZATION/DR
Sur les conseils de Jimmy McDonough, le cinéaste danois a acquis pour 8 000 dollars, auprès de leur fils, Tim Ormond, les masters vidéo des films de Ron et June Ormond. Ron Ormond était magicien. June Ormond avait été meneuse de revue. Le couple s’était lancé dans le cinéma – Ron réalisait, June produisait. Des westerns à tout petit budget d’abord, tout au long des années 1950. Puis, fatigué de travailler à Hollywood, le couple s’est établi à Nashville (Tennessee) pour s’atteler à des films de « sexploitation » destinés au seul circuit des drive-in du sud des Etats-Unis. The Monster and the Stripper (1968), dans lequel une espèce d’homme des cavernes assassine des strip-teaseuses, deviendra leur succès le plus notable. Juste avant le moment d’épiphanie du couple. Ron Ormond, ancien pilote de l’US Air Force, pilotait, avec son épouse et leur fils à bord, son avion privé au-dessus du Tennessee, quand l’engin s’écrasa après une panne de moteur, laissant ses passagers miraculeusement indemnes. Ron Ormond l’interprète comme un signe du seigneur. Il se rapproche d’un prêcheur baptiste du Mississippi, Estus Pirkle, intéressé par la production de films lui permettant de populariser ses sermons.
« Cette quête me stimule »
Pirkle met à disposition du cinéaste son réseau de fidèles, lesquels pourront, contre rémunération, tenir un petit rôle dans ses films. Ormond prend le projet de son commanditaire à la lettre, avec des ambitions démesurées, où les méthodes du cinéma d’« exploitation » se trouvent mises au service d’un discours évangéliste. De cette collaboration naissent trois films : If Footmen Tire You, What Will Horses Do ? (1971), dans lequel des soldats russes et cubains torturent des citoyens américains pour les faire renoncer à la foi chrétienne ; The Burning Hell (1974) ; Believer’s Heaven (1976), sur les dangers d’entrer en contact avec l’au-delà. « Le truc avec les films des Ormond, assure Nicolas Winding Refn, c’est que tout le monde, même les collectionneurs les plus pointus, était passé à côté. Je ne puis décemment soutenir que ces films soient bons, mais ce n’est pas la question. La perfection ne me semble pas si intéressante que ça, je préfère sentir la voix d’un cinéaste. »
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La quête des négatifs 35 mm des films évangélistes des Ormond a nécessité le recrutement de plusieurs archivistes à plein-temps. La trace des héritiers du prêcheur Estus Pirkle a été retrouvée, les négatifs sauvés et, depuis, restaurés. « Sauver les films est une tâche aussi créative que les réaliser, précise le cinéaste danois. Loin de m’assécher, cette quête me stimule. Elle n’est pas limitée par des ressources financières. Je mène un travail de résistance. J’ai l’argent pour cela. » Avant de rendre disponible, sur Internet, la trilogie évangéliste des Ormond, Nicolas Winding Refn va éditer en format beau livre, avec les qualités d’impression les plus pointues, une biographie des Ormond par Jimmy McDonough. « Ce sera moins un livre qu’un écrin. » Depuis, le réalisateur s’est trouvé une autre passion : les disques vinyles évangélistes.
Une série en six volets
Ils entretiennent une passion dévorante pour le patrimoine mondial du cinéma et sa plus haute tradition, celle qui utilise du Celluloïd et un projecteur.
1. Nicolas Winding Refn dans l’enfer du 35 mm
2. Serge Bromberg, archéologue de Charlot
3. Joe Dante et ses drôles de bobines
4. Jack Stevenson, le plaisir par la bande
5. Kevin Brownlow, la démarche de l’empereur
Copié collé sur tablette désolé pour la mise en page mais je galère.