j'ai le souvenir d'une critique de There Will Be Blood génial je vais la chercher

edit: je viens de le retrouver
Daniel Day-Lewis, au nom du corps Oscar du meilleur acteur pour My left foot" en 1990, Daniel Day-Lewis pourrait bien remporter à nouveau le trophée suprême pour sa performance dans There will be blood, de Paul Thomas Anderson, qui sort en France le 27 février. Nouvelle démonstration du talent de l'acteur irlandais passé maître dans le langage et la vérité du corps aux dépens de l'éloquence. Et dans l'art de se couler littéralement dans la peau des personnages qu'il incarne.
Lorsque Daniel Day-Lewis est né, le 29 avril 1957, son père, Cecil Day-Lewis, l'a accueilli avec un poème. Le nouveau-né s'inscrit dans une veine pastorale, typique de celui qui fut l'un des plus grands auteurs irlandais du xxe siècle. "Bienvenue au monde, mon enfant, sonnent les cloches de joie de la floraison", s'enflamme le poète. Dès la deuxième strophe, cet hosanna prend une tonalité plus grave. Le père de 53 ans compare son fils à un "morceau de glaise", puis conclut : "Et l'esprit commencera à se nourrir d'espoir, à apprendre comment la vérité souffle le froid et trahit l'amour."
Daniel était, après sa sœur Tamasin, le deuxième enfant de Cecil Day-Lewis et de l'actrice shakespearienne Jill Balcon, fille du producteur Michael Balcon (le patron des studios Ealing, qui ont produit après-guerre les plus grandes comédies anglaises : Whisky à gogo, L'Homme au complet blanc, Tueurs de dames…) Il semblait évident au couple que leur "morceau de glaise", élevé au milieu des grandes figures DE la scène littéraire anglaise – le poète W.H. Auden, l'écrivain et essayiste Stephen Spender, le romancier Kingsley Amis, amis proches de la famille –, serait modelé à leur guise. Daniel perpétuerait la tradition familiale, nourrie au latin et aux humanités. Loin de constituer le talisman protecteur tant espéré, le poème placé dans la corbeille du nouveau-né a pris la forme d'une malédiction dont Daniel Day-Lewis n'a eu cesse de conjurer les effets. "C'est merveilleux de recevoir un poème comme cadeau de naissance", dit-il, désabusé, avec son accent irlandais, soupesant chaque mot. " Mais je venais à peine au monde qu'on me parlait déjà de trahison. "
En 1970, Cecil Day-Lewis a évoqué ses enfants dans un second poème. Il y est écrit : "Pardonnez-vous, mes enfants, de ne pas avoir su saisir mes moments d'ouverture." L'expression scandalise encore Daniel Day-Lewis. "Saisir des moments d'ouverture ? J'ai bien réfléchi, ceux-ci ne se sont jamais présentés."
La mort prématurée de son père, en 1972, n'a rien fait pour dissiper le malentendu. Le jeune homme avait alors 15 ans. Peu après, il fut interné en hôpital psychiatrique à la suite d'une overdose de barbituriques.
En réaction à un père qui avait érigé la conversation en art de vie et à une mère à ce point obsédée par l'éloquence des classiques qu'elle corrigeait les fautes de grammaire de sa femme de ménage, Daniel Day-Lewis s'est tu. Ce silence vaudrait tous les cris de révolte, donnant pour de bon raison à la trahison prédite par son père. Eriger le mutisme en valeur suprême dans un foyer où l'éloquence est, plus qu'une qualité, l'oxygène nécessaire pour respirer en société, n'était pas gagné d'avance. Il en a pourtant fait un art. Cecil Day-Lewis, membre du Parti socialiste anglais, avait envoyé par conviction son fils dans une école publique. Là-bas ses amis étaient fils de plombiers ou de policiers."Ces garçons avaient tant de mal à parler. Leurs difficultés m'ont d'abord fasciné puis inspiré."
La carrière théâtrale de Daniel Day-Lewis reflète cette singularité. "Acteur me semblait un métier possible pour un inadapté. Pas le seul, mais au moins un à ma portée. J'ai passé un examen pour entrer dans une école de théâtre, la Bristol Old Vic, j'ai été accepté immédiatement. J'aurais essuyé un refus, les choses en seraient restées là."
Loin de résoudre le paradoxe d'un comédien qui, cas unique, s'épanouit sur scène en se taisant, la formation d'acteur shakespearien de Daniel Day-Lewis, perfectionnée à Londres au cours des années 1970, jusqu'à sa révélation à l'écran, en 1986, dans My Beautiful Laundrette, de Stephen Frears, a accentué sa défiance pour le langage. Une fois, il a même cru que cette loi du silence s'appliquerait aussi à la scène. Il incarnait un psychopathe qui ne trouve pas ses mots dans la pièce de Nigel Williams, Class Enemy, chronique du malaise de l'Angleterre au début de l'ère Thatcher. Il n'aurait tenu qu'à lui, il aurait joué ce rôle toute sa carrière. Mais ce bonheur n'a été que passager. Day-Lewis est retourné au théâtre de répertoire pour se heurter au même mur. Réciter à la perfection la prose des classiques l'empêchait d'exprimer cette rage souterraine pour laquelle il n'existe pas de mots. Il a longtemps cru pouvoir les trouver. Aujourd'hui, il ne cherche même plus. L'étincelle est venue du cinéma. Elle s'incarnait dans la silhouette athlétique de Marlon Brando. "Il y a le Brando de Jules César et des Révoltés du Bounty, acteur shakespearien d'exception à l'éloquence exceptionnelle. Et il y a celui de Sur les quais d'Elia Kazan, l'histoire d'un homme qui ne parvient jamais à trouver ses mots. Cet homme, c'est moi."
Daniel Day-Lewis appartiendrait à cette race de comédiens, proche de l'aphasie, dont la révolte sourde transpire par tous les pores de son corps. Sans jamais parvenir à s'énoncer. Sans passer par le moindre intellect. La révélation de cette animalité ressemblerait à un moment de vérité. La vérité d'un rôle ne pourrait passer par le simple dialogue, aussi brillant soit-il. Elle devrait forcément venir de l'intérieur. Le tour de force de Robert De Niro dans Taxi Driver le fascine. "J'y croyais complètement. J'étais sûr que De Niro était chauffeur de taxi dans la vie."
Aujourd'hui encore, Daniel Day-Lewis reste persuadé que le comédien arpente les rues de Manhattan dans une voiture jaune, l'acteur faisant aujourd'hui carrière à l'écran sous le même nom n'étant qu'un homonyme. Le même phénomène s'était déjà produit avec Marlon Brando dans Le Bal des maudits, d'Edward Dmytryk. Impossible de croire que Brando n'était pas pour de bon ce soldat allemand en désaccord avec l'idéologie nazie. Daniel Day-Lewis est fermement convaincu que, dans un autre espace-temps, il existe un Marlon Brando blond, nourri à la langue de Goethe. L'Amérique est très vite apparue à la star comme la terre promise où s'épanouirait son approche particulière de la comédie. "Faire carrière dans le théâtre classique était une évidence pour mes proches, j'avais la voix et le physique – mon nez en particulier. Mais aux Etats-Unis, la maîtrise du langage est considérée avec dédain. L'expression d'un acteur passe d'abord par le corps. Je m'inscris dans cette tradition."
Le temps aidant, avec une carrière où il a perfectionné à un rare point d'incandescence des rôles physiques, pour lesquels le mutisme permet de mieux affirmer sa gestuelle – que ce soit dans My Left Foot, de Jim Sheridan (1989), Le Dernier des Mohicans, de Michael Mann (1992) ou Gangs of New York, de Martin Scorsese (2002) –, Daniel Day-Lewis a compris que se taire ne consistait pas seulement à faire sécession mais aussi à s'ouvrir au monde. Il a appliqué avec intransigeance les principes hérités de l'Actor's Studio. Une interprétation, ce ne sont jamais des mots à retenir, mais des gestes à automatiser, une vie à assimiler, et une psychologie à maîtriser. Au risque de s'abîmer. Cette intensité explique sa carrière en pointillé, avec seulement quatre films depuis 1997 : The Boxer (1997), de Jim Sheridan, Gangs of New York, The Ballad of Jack and Rose (réalisé en 2005 par son épouse, mère de trois de ses enfants et avec laquelle il vit en Irlande Rebecca Miller, fille du dramaturge Arthur Miller) et maintenant There Will Be Blood, de Paul Thomas Anderson. Sur le tournage de My Left Foot, où Daniel Day-Lewis interprète un peintre frappé d'une paralysie spasmodique – rôle qui lui vaudra un Oscar –, l'acteur passe des mois assis sur un fauteuil roulant. Il exige des techniciens d'être hissé sur le plateau grâce à un savant système de filins d'acier, puis d'être nourri à la petite cuillère. La première page du scénario de Jim Sheridan avait suffi à le décider. Un pied range un disque, en sort un autre d'une pochette, le met sur un tourne-disque et place l'aiguille dessus. C'est physiquement impossible à réaliser. Day-Lewis le sait. Ce qui ne l'empêchera pas d'y parvenir.
Pour Au nom du père (1993), de Jim Sheridan également, l'acteur passe plusieurs semaines en cellule et demande à subir durant trois jours une séance d'interrogatoire musclé. Il n'a pas trouvé méthode plus appropriée pour se mettre dans la peau de Gerry Conlon, l'Irlandais accusé à tort d'un attentat commis par l'IRA et incarcéré quinze ans pour ce crime imaginaire. Dans The Boxer, inspiré de la vie de Barry McGuigan, l'Irlandais champion du monde des poids plume au milieu des années 1980, Day-Lewis passe plusieurs mois en salle en compagnie de l'ex-gloire de son pays. " Il a le niveau pour être parmi les dix meilleurs poids moyens britanniques, déclare McGuigan au sujet de son élève. Je me moque des haussements d'épaule, ce type a un sacré talent sur un ring. Et puis, nous boxeurs, avons tant de choses à dire sans jamais posséder de mots pour les formuler. Daniel parle peu mais, avec nous, il ouvre sa gueule et s'exprime à notre place. "
TATOUAGES NOMBREUXDans Le Temps de l'innocence (1993), de Martin Scorsese, qui se situe dans la haute société new-yorkaise des années 1870, l'acteur se coupe les cheveux et porte des mois durant une chemise à jabot pour le rôle de Newland Archer, l'aristocrate qui tourne le dos à la femme de sa vie par respect des convenances. Il s'oblige à porter un parfum qu'il imagine être celui qu'utilise son personnage, et s'isole de longues semaines avant le début du tournage dans un hôtel new-yorkais dont l'architecture xixe siècle ressemble aux mansions où se déroulera le film.
Quelques semaines plus tard, l'acteur disparaît. Il n'y a pas de trace de Daniel Day-Lewis dans son établissement, répond la direction de l'hôtel à une production paniquée. L'enquête se déroule dans la plus grande fébrilité. Dans un dénouement digne d'Agatha Christie, on finit par retrouver l'acteur. Il n'avait en fait jamais quitté l'hôtel. La direction de l'établissement le connaissait sous le seul nom de Newland Archer. Le corps de Daniel Day-Lewis n'est plus seulement le terrain des métamorphoses orchestrées par l'acteur. Il sert désormais de lieu d'exposition. L'acteur est assis sur une chaise au dossier droit dans la chambre d'un hôtel londonien. Il délaisse toujours les canapés en raison d'un problème de dos, legs du tournage impitoyable de My Left Foot. Ses oreilles sont ornées de gigantesques anneaux dorés. Ses deux avant-bras sont recouverts de tatouages. On y décèle des croix, des cercles, des points, des rosaces et des mosaïques. Un fatras visuel impossible à décrypter faute d'explications. On imagine que le tatoueur a dessiné de la même manière ses biceps et son torse, mais un tee-shirt à moitié recouvert d'une chemise de bûcheron dissimule ce probable spectacle. A l'œil nu, ses tatouages si nombreux et divers semblent récapituler ses états de service. Ils sont sa biographie complète, dont seule une partie indéchiffrable s'offre à l'œil. Il y aurait un portrait de Daniel Day-Lewis à réaliser à partir de ces seuls tatouages.
TROU NOIRAujourd'hui, le meilleur acteur du monde entend des voix. Le syndrome est ancien et s'est aggravé avec le temps. Quand il interprète Hamlet en 1989 sur la scène d'un théâtre londonien, il tire sa révérence au milieu de la scène où apparaît le fantôme du père. Il n'y retournera plus jamais. En 1992, l'hebdomadaire américain The New Yorker recueille ses réactions après cette défection. C'est la seule fois peut-être où le comédien acceptera d'évoquer ce trou noir. "Il y avait une très belle photo grand format de mon père dans ma loge. Il me regardait droit dans les yeux et avait l'air tellement vivant. Cette nuit-là, je suis tombé sur le comédien Ian Charleson, qui devait de toute façon me remplacer plus tard dans mon rôle de Hamlet. Il m'a dit que si je parvenais à passer le cap de la première scène avec le fantôme du père, j'arriverai à tenir le coup toute la pièce. Je n'ai jamais passé ce cap. En voyant ce fantôme, j'avais l'étrange sensation de parler à mon père."
Et le comédien d'ajouter, en guise d'épitaphe : "Ce qu'il m'a dit ce soir-là était particulièrement difficile à supporter." D'autres fantômes sont apparus avec le temps. Ils n'ont toujours pas de corps, mais leur voix est bien réelle. L'acteur ne dédaigne plus leur compagnie. Il l'anticipe et l'accueille les bras ouverts. "J'aime bien me donner l'illusion que je suis capable de prendre la voix d'un personnage que j'aimerais interpréter. Les mots importent peu, seule compte l'intonation."
L'acteur utilise un magnétophone à cette intention et parle des dizaines d'heures si nécessaire. Puis il écoute avec rigueur son long monologue. L'opération peut durer des journées entières dans l'attente du déclic tant attendu. Cette révélation est mystique. Daniel Day-Lewis doit en déduire qu'il a été dans une autre vie le personnage dont il va endosser l'identité. Pour incarner Daniel Plainview, le prospecteur qui achète, au début du xxe siècle, les droits d'exploitation des puits de pétrole d'une famille vivant au Texas, et personnage principal de son nouveau film, Day-Lewis s'est plongé dans le roman d'Upton Sinclair, Pétrole ! There Will Be Blood (éd. Gutenberg) est l'adaptation des cent cinquante premières pages de ce qui fut un best-seller lors de sa publication, en 1927. Le comédien s'est finalement plongé dans toutes les archives disponibles relatives à Edward Doheny, le nabab de l'or noir, grand artisan du boom pétrolier en Californie, et qui a servi de modèle à Upton Sinclair pour ce personnage de prospecteur.
Des mois de lecture assidue pour parvenir à découvrir une voix. "J'ai commencé à déceler le ton qui me convenait. Je n'arrivais pas à trouver les mots. En revanche, je les entendais, sans jamais parvenir à les prononcer." La lecture de la première version du scénario de Paul Thomas Anderson a joué un rôle majeur dans l'émergence de cette voix intérieure. "Ce sont deux lignes sur un bout de papier. Rien qui n'accrocherait forcément votre attention. La mienne, oui." Paul Thomas Anderson évoquait un lever de soleil sur des collines. Lequel est filmé pour de bon. Et ce plan est à couper le souffle. "Sur le papier déjà, j'avais les tripes retournées", insiste Day-Lewis.
Cette sensation de chair de poule s'était déjà produite à la lecture de la magistrale ouverture du roman d'Upton Sinclair, dont l'acteur connaît presque le début par cœur : "La route filait, lisse, nette, quatre mètres trente de large exactement, les bords coupés comme au ciseau, ruban de ciment gris déroulé à travers la vallée par une main géante. Le sol ondulait en longues vagues : une lente montée, puis un plongeon soudain. Vous grimpiez et passiez en trombe la crête, mais vous étiez sans crainte, car vous saviez que le ruban magique serait là, libre de tout achoppement, vierge de toute bosse ou crevasse (…)" Cette description l'impressionne encore. Les quelques mots du scénario de Paul Thomas Anderson l'ont bouleversé davantage. A la différence du roman de Sinclair, il comprenait qu'il ferait partie de ce paysage. Il s'inscrirait dans cette vallée d'où il pense quelque part être issu.
LE SANG LUI EST MONTÉ À LA TÊTE
Une telle conviction s'est manifestée chez lui par une sensation physique inédite. Le sang lui est monté à la tête. Ses oreilles se sont mises à rougir – l'indice irréfutable de l'engagement indéfectible d'un acteur qui obéit à sa seule animalité. Daniel Day-Lewis ne voulait plus faire le film. L'équation ne se posait plus dans les registres bien définies du désir et du refus. Elle était de l'ordre de l'impératif catégorique. Il devait le faire. L'extraordinaire première demi-heure, quasiment sans paroles, de There will be blood est à mettre en partie au crédit du génie d'un comédien dont on voit bien comment les obsessions déterminent certains choix de mise en scène. Le film parvient ainsi, par ce mutisme imposé, à retrouver la grâce des grands films du muet.
On s'interroge sur la nature du spectacle proposé, intrigué par l'ordonnancement quasi rituel des gestes millimétrés d'un homme au fond d'un trou. Daniel Day-Lewis se trouve avec une pioche dans la boue. D'autres hommes arrivent avec des seaux, puis des camions, des derricks. Des accidents et des incendies se produisent, avec une étonnante économie de dialogues ponctués par une musique inquiétante, intrigante et finalement hypnotique. L'addition de ces scènes muettes, conjuguée à la performance extraordinaire d'un comédien qui tourne le dos aux mots, dessine l'une des visions les plus saisissantes jamais mise en scène du rêve américain : la découverte de l'or noir, la félicité qui l'accompagne, et la malédiction qui la ponctue.
MOTS TAILLÉS COMME UN SILEXLa dualité au cœur du personnage Daniel Plainview est aussi à mettre en partie au crédit de Daniel Day-Lewis. Dans There Will Be Blood, il y a un Daniel Plainview prospecteur aguerri, qui peut danser à un dîner et utiliser sa voix nasillarde et convaincante, aux mots taillés comme un silex, pour obtenir l'assentiment de paysans ou d'éleveurs de poulets comme s'ils étaient un seul homme. "Il y avait une scène où Daniel devait réciter un long monologue, se souvient Paul Thomas Anderson. J'en retardais le tournage tant je la devinais difficile. Puis le jour J, il est venu, a récité son texte à la perfection. Je n'ai pas eu besoin d'autre prise. C'était comme si Daniel voulait nous signaler que, lorsqu'il veut jouer sur ce registre rhétorique il y parvient mieux qu'un autre. Vraiment bluffant."
Il y a également un Daniel Plainview habité par d'autres passions que l'or noir et l'enrichissement sans horizon. Sa passion pour l'enfant d'un terrassier tué lors d'un accident de forage, que le prospecteur adopte avec un dévouement exemplaire, en dit long sur le destin d'un homme qui découvre le malheur au fur et à mesure qu'il accumule les concessions de champs de pétrole. Le film atteint une dimension supplémentaire quand ce fils adoptif devient sourd à la suite de l'explosion accidentelle d'un derrick. Père et fils ne conversent plus que dans le langage des signes. La seule marque d'humanité dans ce film misanthrope tient à ce silence, quand la réticence d'un comédien pour le langage impose un autre scénario. On trouvera dans There Will Be Blood une métaphore de la grandeur tragique du capitalisme américain, actualisé pour notre époque, l'obsession de l'or noir étant couplée à une fascination pour l'évangélisme.
Day-Lewis apporte au film une dimension supplémentaire : celui-ci devient le drame d'un homme qui côtoie le sublime quand il ne se sert que de ses seules mains, et sombre dans la catastrophe dès qu'il se repose sur la seule rhétorique. Avec le temps, l'attirance de Daniel Day-Lewis pour les héritiers de l'Actor's Studio, Brando, De Niro, s'est modulée. Il a découvert récemment Charles Laughton et Michel Simon. La manière dont Laughton dévoile son homosexualité dans des rôles aussi différents qu'un patricien romain dans Spartacus, un émigré anglais dans L'Extravagant Mr Ruggles, ou Henry VIII dans La Vie privée d'Henri VIII le trouble. "Laughton était devenu un conduit où circulaient toutes ses complexités. Devenir le faisceau de ses ambiguïtés définit à mon sens l'acteur moderne."
Michel Simon dans L'Atalante, de Jean Vigo, l'a bouleversé. "Il faut être fou pour jouer dans ce film et Michel Simon était fou. C'est palpable à l'écran." Un événement récent a creusé le trouble de Daniel Day-Lewis sur la question Michel Simon. La vedette bon enfant de Drôle de drame et de Boudu sauvé des eaux était aussi un érotomane célèbre, qui avait vécu un temps dans une maison close et possédait une immense collection de films pornographiques, mystérieusement disparue après sa mort, en 1975. En décembre 2007 était mis aux enchères, à l'Hôtel Drouot à Paris, un cliché de l'acteur en train de prodiguer une fellation à un travesti. L'épisode a interloqué Day-Lewis. "Je ne peux pas croire une chose pareille. Je n'arrive pas à m'en remettre." La coupure entre vie privée et image publique l'interpelle assez peu.
L'INSOUTENABLE LÉGÈRETÉ DE L'ÊTRELa possibilité d'avoir deux vies le fascine. Abandonner le métier de comédien, tourner le dos à ce pour quoi il serait le plus doué reste une option nichée dans un coin de la tête. La fracture remonte au tournage, en 1987, de L'Insoutenable Légèreté de l'être de Philip Kaufman, l'adaptation du roman de Milan Kundera. Le personnage de Tomas, le médecin pragois contraint par le régime communiste de devenir laveur de carreaux, a semé la confusion dans le cerveau du comédien. "Sa raison d'être résidait dans son travail. On le lui enlève et, à son immense surprise, il ne déprime pas. Bien au contraire, il devient euphorique. Depuis, je me demande ce qui se produirait si je laissais tout tomber. Peut-être deviendrais-je tout aussi euphorique ?"
L'artisanat le fascine depuis l'adolescence. Il a commencé, à cette époque, par fabriquer deux chaises en pin et en chêne, conservées depuis pieusement par sa mère. "Je vois d'ici les défauts de ces deux pièces." Il s'est ensuite attelé à la confection d'une armoire à glace. "La menuiserie constitue un labeur évident, mais la difficulté est dans les joints." Il regarde cette armoire comme son chef-d'œuvre, dont il a fait don à son maître en ébénisterie.
VOCATION D'ARTISANAprès le tournage de The Boxer, des journalistes retrouvent la trace de Daniel Day-Lewis dans l'atelier d'un fabricant de chaussures à Florence. Cette vocation d'artisan a déterminé plusieurs de ses rôles à l'écran. Pour interpréter le rôle d'un Indien dans Le Dernier des Mohicans, il s'isole plusieurs mois dans la forêt, apprend à dépecer des animaux, à construire un canoë, se battre avec un tomahawk, charger un pistolet à poudre en pleine course. Il a participé à la construction de certains décors de The Ballad of Jack and Rose. Il a eu le temps de rencontrer Arthur Miller peu avant sa mort. "Un homme charmant, très bricoleur. Le contraire de mon père, pur esprit, incapable de faire quoi que ce soit de ses mains." Sur le plateau de There Will Be Blood, il a tenu à emporter ses propres outils. La scène inaugurale du film, où Day-Lewis creuse longuement dans le sol, est à regarder comme un hommage à un homme pour lequel la comédie et les travaux manuels constituent une seule et même tâche.
Quand il ne travaille pas le bois, Daniel-Day Lewis lit. "C'est le seul moment où j'ai l'impression de ne pas laisser tomber mon père." Il a lu les classiques américains durant plusieurs années, puis des romancières, américaines ou anglaises, contemporaines. Un roman l'a particulièrement frappé ces derniers mois, The Rider (le cycliste) écrit en 1978 par le Néerlandais Tim Krabbé, qui relate les souffrances extrêmes endurées par un coureur le long d'une route de montagne. La torture qui consiste à arpenter des voies aussi pentues dans une telle chaleur est le dernier choc enduré par Daniel Day-Lewis. La découverte d'un chemin de souffrance, que ce soit dans l'artisanat, la comédie ou le sport, crée chez lui un sentiment d'euphorie. Il y a, certes, toujours la mort au bout d'une telle voie. Il lui faut donc foncer. Tête baissée.