NumeroStar
28/07/2019 15:31
Al Pacino en six films cultes (5/6). L’acteur tourne, entre 1993 et 1996, une formidable enquête sur « Richard III ». Pour lui, Shakespeare est l’horizon et la finalité de sa carrière.
Personne ne se souvient de la première apparition d’Al Pacino à la télévision, en 1968, au « Merv Griffin Show ». C’est dans la foulée du succès au théâtre de L’Indien cherche le Bronx, d’Israel Horovitz. Sa réputation est telle qu’il est invité dans l’un des talk-shows les plus populaires aux Etats-Unis, de ceux qui font et défont une carrière.
A peine assis, Pacino, 28 ans, est décontenancé par les applaudissements enregistrés. Il se lance ensuite dans une improvisation maladroite. « Il n’y arrivait pas, se souvient Israel Horovitz. C’est comme s’il prenait conscience en direct qu’il n’avait rien à dire et rien à faire à la télévision. Il se sentait humilié de se retrouver là. Pour la première fois, il ne devait pas jouer un autre, il devait être Al. »
Devenir « Al », à cette époque, reste mission impossible. D’ailleurs, Horovitz, témoin du désastre – Pacino est éjecté du plateau dès la première interruption publicitaire – se dit que ce gamin a véritablement quelque chose à dire, mais à condition de s’appuyer sur un texte.
Il faudra du temps avant que le jeune homme puisse exprimer ce qu’il a à dire. L’occasion se présente, en 1970, dans le cadre plus confidentiel d’un dossier de presse à des fins promotionnelles évoquant son premier rôle important au cinéma, le junkie de Panique à Needle Park, de Jerry Schatzberg. « J’aimerais jouer dans une pièce prestigieuse pendant dix ans – pas tous les soirs, mais pouvoir y revenir pendant une partie de l’année », confie-t-il. Puis d’ajouter : « J’aimerais bien faire Richard III. Ça, c’était un sale type. »
Ce qui passe pour un souhait s’avère en fait un choix de vie, soupesé, réfléchi, planifié. Il existe bien un chemin de carrière pour Pacino, dont il anticipe les détours et les imprévus, tout en en connaissant le terme : Shakespeare et Richard III. Shakespeare est un horizon et une finalité.
L’acteur l’a déjà présenté lors du concours d’admission à l’école Actors Studio, en 1966 – un extrait du fameux monologue d’Hamlet (« être ou ne pas être »), dont il s’interroge encore sur le sens. Mais c’est bien Richard III qui le hante. Il l’interprétera deux fois au théâtre. Il sera au cœur du deuxième film qu’il réalise et interprète, Looking for Richard (1996). Ce film, le comédien le finance avec ses propres deniers, comme Orson Welles, autre acteur et réalisateur hanté par le dramaturge anglais, investit en son temps sa fortune pour réaliser Othello (1951).
Un défi pour un gamin du Bronx
La rencontre avec Shakespeare relève du défi pour un gamin du South Bronx comme Pacino. Le voisinage de son quartier est divers, agité. Il produit des ouvriers, des toxicomanes, des alcooliques ou des joueurs de base-ball, mais ne réserve, en principe, aucune place à un lecteur de Richard III. Pacino apprivoise progressivement l’écrivain du XVIe siècle.
Il a à peine 14 ans quand il observe Marlon Brando en Marc Antoine dans Jules César, l’adaptation de la pièce de Shakespeare réalisée par Joseph L. Mankiewicz, en 1953. L’acteur d’Un tramway nommé désir avait répété des heures durant ses tirades, la bouche pressée contre un oreiller, espérant restituer au mieux l’écriture et la sonorité si complexe du dramaturge, ces fameux pentamètres iambiques – des vers à cinq pieds, où une syllabe atone est suivie d’une syllabe accentuée. L’enjeu ? Ne pas abandonner l’affaire aux seuls comédiens britanniques.
Brando tourne très tôt le dos au théâtre. Une hérésie pour Pacino, qui conçoit sa carrière d’abord sur scène. Les films ne constituent pour lui qu’une parenthèse, heureuse ou malheureuse, entre deux pièces. Ce besoin impérieux le sépare de ses contemporains, Dustin Hoffman et Robert De Niro en tête. Ces derniers conçoivent la scène comme un marchepied pour ne plus y retourner une fois devenus des stars de cinéma. Pour Pacino, le théâtre est un sacerdoce. Sa vie. Et le théâtre, c’est d’abord Shakespeare, qui transpire dans ses grands rôles de chefs mafieux au cinéma comme Le Parrain (1972 et 1974) et Scarface (1983).
« Al est habité par Shakespeare, confirme Marthe Keller, sa partenaire dans le film Bobby Deerfield, de Sydney Pollack (1977), et sa compagne à la fin des années 1970. Durant le tournage, il me récitait les tirades du Marchand de Venise, puis de La Tempête. Shakespeare le rend fou. Il pouvait passer quinze jours à disserter sur deux répliques. Il est quelque part un intellectuel et un autodidacte. Il ne lâche pas le morceau s’il ne comprend pas un mot. »
Un usurpateur, un tyran
Jouer au théâtre est aussi pour Pacino une façon de prolonger sa passion pour le métier de comédien, signifier sa richesse. Il répète que Shakespeare s’impose naturellement car il était lui-même comédien. Qui mieux qu’un autre comédien peut comprendre la subtilité et la complexité de sa langue ? Richard III passionne doublement Pacino.
Il est un usurpateur, un tyran qui assassine le détenteur du trône d’Angleterre et son fils. Mais aussi un comédien charmeur et cynique, contrôlant la pièce par son omniprésence, assurant, grâce à ses monologues un rôle chorique qui plie le spectateur à sa vision des choses. Richard est autant un monstre qu’un manipulateur dont le destin se noue sur scène, dans son adresse au public.
Pacino interprète pour la première fois « Richard III » au Loeb Drama Center, à Boston, en décembre 1972
« C’est le sens du pouvoir et l’impossibilité de le conserver qui attirent Al avec cette pièce, explique Marthe Keller. C’est pour ça qu’il aura besoin, plus tard, de réaliser Looking for Richard. Al aime rester longtemps sur une pièce, il a besoin de profondeur. Il s’entoure depuis toujours de ses amis d’enfance, se méfie de ce qui est nouveau, et des textes qu’il ne parvient pas à maîtriser. C’est la même chose dans sa vie privée. Il reste avec la même femme, et quand il change, il change. »
Pacino interprète pour la première fois Richard III au Loeb Drama Center, à Boston, en décembre 1972. Quelques mois plus tôt, en mars, la sortie du Parrain l’a fait changer de statut – d’acteur, il est devenu star. Durant les répétitions de la pièce, il ressent une forme de soulagement, celui d’échapper un temps aux contraintes du vedettariat, ajouté à l’excitation d’incarner enfin ce personnage.
Pacino envisage plusieurs options. Doit-il jouer Richard avec une bosse sur le dos, sachant que la monstruosité de ce héros shakespearien est aussi révélée par son physique ? Adopter un accent anglais ou japonais ? Pacino modèle, en fonction de ses humeurs, le personnage du tyran sur son mentor et patron de l’Actors Studio, Lee Strasberg, puis sur sa grand-mère et, enfin, sur un autre comédien, George C. Scott, qui a obtenu, en 1971, l’Oscar du meilleur acteur pour son interprétation d’une figure hors normes, le général Patton dans Patton, de Franklin Schaffner.
Réveiller le public
Durant l’été 1972, Pacino découvre aussi George C. Scott sur scène, en plein air, à Central Park, dans une autre pièce de Shakespeare, Le Marchand de Venise. En pleine représentation, ce dernier retire son costume pour le faire tourner au-dessus de sa tête – il expliquera qu’il fallait bien réveiller le public.
Pacino fait face à Boston à des spectateurs plus absents qu’endormis. Il commence à incarner Richard devant des sièges vides. Au bout de quinze jours, le propriétaire du Loeb Drama Center lui propose de poursuivre les représentations dans une église construite dans les années 1860. Le spectacle prend alors une autre dimension, plus mystique.
Les trois cents places sont prises d’assaut chaque soir. Les comédiens ne jouent pas en costume et apparaissent derrière un pupitre et devant un micro. L’entrée en scène de Pacino stupéfie l’audience : son visage est déformé par un tic, il a une bosse, un bras immobilisé. Sa voix nasale et son air reptilien dégagent une confiance hors du commun. Le critique théâtral du New York Times, ébloui par la performance, affirme avec prescience que Pacino n’a certainement pas terminé d’explorer ce rôle.
Son modèle n’est pas Brando, ni George C. Scott, mais la figure légendaire de la scène shakespearienne, l’acteur britannique Edmund Kean, qui domine le XIXe siècle
Le spectacle se déroule aussi en coulisses. Un soir, Jacqueline Kennedy vient saluer Pacino, mais ce dernier, toujours dans la peau de son personnage, ne pense même pas à se lever devant l’ancienne première dame. Après chaque représentation, à Boston, quand il retourne dans sa loge, il cogne les murs de ses poings puis se tape la tête sur la table. « C’était trop intense, explique-t-il alors à son biographe, Andrew Yule. Vous passez trois heures sur scène, votre vie perd son importance. Si vous n’avez pas de foyer où retourner, une famille, il ne vous reste que ces trois heures. » En 1973, la vie d’Al Pacino se réduit à ces trois heures, dans ce face-à-face avec Richard.
Son modèle n’est pas Brando, ni George C. Scott, mais la figure légendaire de la scène shakespearienne, l’acteur britannique Edmund Kean, qui domine le XIXe siècle. On raconte dans les années 1820 que le voir à l’œuvre revient à observer un orage criblé d’éclairs. A travers Kean, la vedette du Parrain fait son autoportrait et décèle des failles comparables : une enfance tronquée et cette même obsession pour le travail, au point d’avoir l’impression de ne pouvoir exister en dehors. A chaque fois que Pacino évoque Kean c’est une manière de parler de lui tout en évitant de s’exprimer à la première personne.
« C’est étrange, explique Pacino à Vanity Fair, en 1989, au début de sa carrière, Kean ne trouvait pas de travail. Ses traits étaient considérés trop foncés, sa taille trop petite. Les autres acteurs redoutaient devoir partager la scène avec lui de peur de se voir éclipsés. Quand il a quitté l’Angleterre pour rejoindre les Etats-Unis, le théâtre où il devait apparaître avait brûlé. Kean s’est réfugié au Canada où une tribu d’Indiens l’a accueilli. Il s’est à ce point intégré qu’il en est devenu le chef. D’ailleurs, quand il s’exprimait ce n’était plus que dans le dialecte de cette tribu. »
« Un chat de gouttière »
Pacino retrouve Richard III, en 1979, cette fois à New York, dans l’une des plus prestigieuses salles de Broadway, le Cort Theatre, et c’est une tout autre histoire. Il choisit d’incarner le tyran en costume, mais ses options ne satisfont personne, ni lui, qui trouve que la mise en scène ne tient pas la route, ni la presse, encore moins le public. « Si vous êtes au premier rang, il vous faut un parapluie », note un journaliste, faisant allusion à l’acteur qui hurle, postillonne, voire crache sur scène. Le New York Times, perturbé par l’accent trop américain de l’acteur, est catégorique : « Pacino n’a rien à voir avec le monde de Shakespeare. »
Marthe Keller a assisté à une représentation. « Disons que j’ai vu Al bien meilleur. C’était la première fois qu’il était mal accueilli quand, auparavant, tout lui réussissait. Je pense que le public se demandait ce que l’acteur du Parrain pouvait aller faire dans cette galère, il ne possédait pas le background des acteurs shakespeariens. Vous savez, c’est un chat de gouttière, il vient de la rue, il n’appartient pas à la noblesse des comédiens, comme l’était Laurence Olivier. » Puis l’actrice ajoute : « Mais il n’a pas lâché avec Richard III. Bien au contraire, il avait bien l’intention de remettre ça. »
Revenir, mais comment ? A la fin des années 1970, Pacino anime une série de séminaires dans des universités américaines. A cette occasion, il lit aux étudiants des poèmes et des extraits de pièces qui l’accompagnent. A chaque fois qu’il évoque Shakespeare, il constate les résistances de l’auditoire. C’est trop loin de nous, on n’y comprend rien. Trop obscur. L’acteur raconte alors en préambule l’histoire de la pièce qu’il présente, explique l’arrière-plan historique et s’adresse aux étudiants dans un langage qui leur est familier. Après quelques éclaircissements sur l’intrigue et le sous-texte, l’auditoire le suit immédiatement.
A la fois une fiction et un documentaire
L’idée de Looking for Richard naît à cette époque. Et de cette expérience. Pacino ne pense pas à une adaptation de la pièce au cinéma en collant au texte, comme l’a fait Laurence Olivier en 1955 – devant et derrière la caméra. Ni à l’approche similaire d’Orson Welles pour Macbeth (1948) et Othello (1951). Non, il opte pour une enquête sur Richard, le poussant à voyager dans le monde entier afin d’interroger des spécialistes sur les différentes approches de Shakespeare et de Richard.
Faute de temps, il se limite à l’Angleterre et aux Etats-Unis. « J’ai voulu suivre trois pistes, explique Al Pacino à Michel Ciment dans un entretien pour la revue Positif, en 1997. D’abord l’expérience de réaliser un film à partir de cette pièce. Ensuite ce que signifie Shakespeare pour les gens d’aujourd’hui. Enfin, représenter des scènes de Richard III. Le résultat final devait être, selon moi, de proposer une mosaïque où ces trois directions s’entrecroiseraient, et de donner au public une impression de la pièce sans qu’il l’ait vue en entier. »
Comment définir ce film ? Il est à la fois une fiction et un documentaire, une plongée dans l’histoire et dans le temps présent. Un grand film, peut-être pas, mais essentiel certainement pour comprendre Shakespeare et Richard III, pour montrer son actualité. Un film sur la transmission, qui est aussi une ode au métier d’acteur et au théâtre. Qui définit Pacino.
Looking for Richard suit une troupe qui répète la pièce. Le spectateur découpe un puzzle constitué de matériaux multiples : des séquences de Richard III avec une quinzaine de comédiens dont Pacino en Richard, des répétitions, des réflexions sur le jeu et la mise en scène afin de rendre compréhensible un tel monument mais sans le dénaturer, des entretiens avec des historiens du dramaturge anglais, d’autres avec des acteurs ou metteurs en scène sur l’élocution du texte (John Gielgud, Peter Brook, Kenneth Branagh), des plans dans la maison natale du maître, à Stratford, en Angleterre.
Le début donne le ton : Al Pacino, caméra à l’épaule, casquette de baseball vissée à l’envers sur le crâne, interroge des passants dans les rues de New York : que vous évoquent Shakespeare et Richard III ? Plus loin, il cabotine, se montre rigolard, raille les gardiens du temple, préfère l’émotion à l’érudition. Son Richard est un condensé de l’art de la séduction. Il est attachant et effrayant. Comme dans ses grands rôles.
Le tournage de Looking for Richard s’étale sur quatre années, entre 1993 et 1996, le temps d’interviewer plusieurs spécialistes anglais et de s’adapter aux disponibilités des acteurs, notamment ceux qui ont déjà une carrière solide, comme Alec Baldwin, Kevin Spacey et Winona Ryder. « C’était toute une gymnastique pour joindre les comédiens, raconte Michael Hadge, le producteur de Looking for Richard. Il fallait leur parler directement, en évitant leurs agents, qui auraient demandé de l’argent, pour leur expliquer que nous ne pouvions pas les payer. Tous ont dit oui. Il a juste fallu, en raison des règles syndicales, rémunérer ceux qui apparaissent dans la captation de la pièce. »
Son royaume pour un cheval
Il faut également s’adapter aux disponibilités de Pacino, qui entre le premier et le dernier jour de tournage de Looking for Richard, apparaît dans trois films : L’Impasse (1993), de Brian De Palma, Instant de bonheur (1995), de James Foley et Heat (1995), de Michael Mann. C’est d’ailleurs en marge du tournage de Heat, à Los Angeles, acteur la semaine, réalisateur le week-end, que Pacino tourne la fameuse scène finale de bataille de Richard III, celle où le personnage titre est prêt à échanger son royaume pour un cheval.
A l’heure où il officialise son mariage à l’écran avec Shakespeare, Pacino interprète ainsi deux de ses plus grands rôles : le gangster décidé à rentrer dans le rang mais trahi par son entourage dans L’Impasse, et le flic obsessionnel de Heat, fasciné par un génie-voleur, incarné par Robert De Niro, dont il a juré la perte.
Impossible de ne pas voir l’empreinte de Richard III dans ces deux films. Il y a la voix off obsédante de L’Impasse, si proche des apartés de Richard III, où Pacino, sur le point de livrer son dernier souffle, dévoile au spectateur le récit des duplicités, des naïvetés et des incompréhensions qui l’ont amené à voir sa vie prématurément oblitérée.
Encore plus fascinante est la scène d’anthologie de Heat : Pacino et De Niro face à face dans un restaurant, la première fois où les deux plus grands acteurs américains de leur génération partagent l’écran et où leurs personnages en arrivent à la conclusion que l’un d’eux doit mourir. De Niro insiste pour n’effectuer aucune répétition afin de préserver la spontanéité de la confrontation.
Dans les nombreuses réécritures de cette séquence, celle qui est retenue, à la toute dernière minute, est suggérée par Pacino. Un aparté où il confie à De Niro : « Je fais souvent le même rêve. Je suis assis à une table de banquet avec toutes les victimes des meurtres que j’ai vues. Elles sont là à me regarder de leurs orbites noires, parce qu’elles ont des blessures grosses comme le poing. Elles me regardent et c’est tout. C’est ça le rêve. »
Un patriarche
Dans Looking for Richard, le passage de la pièce de Shakespeare sur lequel s’étend le plus Pacino est celui du sommeil de Richard. Hanté par les fantômes de ceux qu’il a tués, il n’arrive plus à passer de nuits paisibles. « Il est rejeté de sa propre personne et de son propre corps », explique Pacino. Et son Richard, de conclure à l’écran, pour relativiser son malaise : « Doucement, ce n’était qu’un rêve. » En 1996, tant les rêves que les cauchemars de Pacino deviennent la matière de ses grands films.
Ce film, Pacino voulait le projeter dans les collèges et lycées. Il se retrouve, en 1996, au Festival de Cannes. Il séduit autant les shakespeariens que les amateurs de cinéma. Pour cela, il fallait trouver la clé qui va le structurer. Michael Hadge se souvient qu’au bout de plusieurs mois de montage, avec plus de quatre-vingts heures de pellicule, Pacino cherche toujours le centre de gravité de son film.
Tout à coup, en visionnant les images, notamment celles de son visage en gros plan, avec sa casquette, en train de deviser avec ses complices sur le film, le spécialiste de Shakespeare, Frederic Kimball, et Michael Hadge, il a soudain la vision d’une troupe de théâtre itinérante, dont il est le chef de bande. « J’ai trouvé, s’écrie Pacino. Ce film est sur moi. Il est sur nous. Il met en scène notre bande. »
Adolescent, Al Pacino s’est trouvé un jour dans un restaurant de Greenwich Village, où une troupe de théâtre déjeune. Il n’est alors rien et observe discrètement le rituel : leur table recouverte d’une nappe blanche à dentelles, avec des verres en cristal et des couverts en argent. Le tableau est presque surréel, Pacino pense à une toile d’Auguste Renoir. Le futur interprète de Richard III comprend que c’est d’abord la dimension ancestrale et familiale du métier de comédien qui l’attire. En 1996, Pacino inscrit son nom dans cette généalogie. Il devient, à sa manière, un patriarche à la tête d’une immense table que son talent autorise à présider. C’est cette histoire qu’il veut raconter, car il n’en existe pas de plus belle.
Al Pacino en six films cultes (6/6). « Once Upon a Time... in Hollywood », le dernier Tarantino, sort en salle le 14 août. L’acteur y joue l’agent d’une star détrônée, en 1969, par la génération du jeune Pacino.
C’est un effet de l’âge et la reconnaissance d’un talent immense : quand on lui offre un rôle, Al Pacino, entré dans sa 80e année, souhaite une proposition personnalisée. Sur mesure. Lorsque Quentin Tarantino pense à lui pour son nouveau film, Once Upon a Time... in Hollywood (en salle le 14 août), pour incarner Marvin Schwarz, l’agent d’une star de télévision et de cinéma sur le déclin, le cinéaste peaufine un contrat de mariage détaillé et argumenté.
Pacino n’aura qu’une poignée de scènes, mais l’ouverture du film, où est distribué l’essentiel des cartes, lui est réservée. Ensuite, même absent, Pacino reste, avec ses lunettes rondes, son costume sur mesure, sa passion pour les cigares et le cognac, le fil rouge du film : celui qui rappelle à son client, Rick Dalton, incarné par Leonardo DiCaprio, que le monde dans lequel il évolue a disparu et que sa carrière d’acteur est derrière lui.
Tarantino inscrit son film dans le Hollywood de 1969. Trois ans plus tôt, Rick Dalton s’en sortait plutôt bien, après avoir joué dans une série télé western, modelée sur le fameux Au nom de la loi, avec Steve McQueen, et quelques longs-métrages à succès.
Mais voilà que Hollywood est secoué par plusieurs ondes de choc : Dustin Hoffman marque les esprits en 1967 dans Le Lauréat, de Mike Nichols, puis c’est le triomphe d’Easy Rider, de Dennis Hopper (1969), et le déferlement de la vague hippie à l’écran. Bref, les standards en cours depuis les années 1950 paraissent obsolètes. Le physique des stars a changé : elles sont devenues androgynes, fluettes, avec des cheveux longs – impensable vingt ans auparavant.
Le Rick Dalton incarné par DiCaprio s’apprête à être détrôné par un profil d’acteurs ressemblant à s’y méprendre au Pacino révélé par Panique à Needle Park, en 1971. Et c’est justement ce dernier, désormais vétéran, qui lui annonce la mauvaise nouvelle. Tarantino tenait absolument à cet effet de miroir. Si Pacino avait refusé son offre, il aurait réécrit l’ouverture de son film.
Une passion sincère
Tarantino s’y prend souvent ainsi avec les comédiens issus d’une autre génération que la sienne, qu’il a admirés jeune, dont il a vu et revu les films, retenant leurs lignes de dialogues comme d’autres retiennent le répertoire des grands écrivains, manifestant pour eux une passion sincère, proche de l’émoi adolescent. La pierre angulaire de sa méthode est le come-back de John Travolta dans le rôle d’un tueur à gages héroïnomane pour Pulp Fiction (1994).
Tarantino est frappé quelque temps avant par une phrase de la critique du New Yorker Pauline Kael qui, à la question d’un possible retour au premier plan de Travolta après des années de films médiocres, répondait par l’affirmative : « Il le doit, car le cinéma a besoin de lui. » Le réalisateur transforme ce mot d’ordre en mission. Il poursuit Travolta des mois durant, lui soumet même la coupure de presse comportant ladite phrase de Pauline Kael pour le convaincre d’accepter le rôle et redonner du lustre à sa carrière.
Depuis près de vingt ans, l’acteur enchaîne les très mauvais films et les films passés inaperçus, qui accélèrent et dramatisent son déclin
Avec Pacino, Tarantino doit user d’une pédagogie comparable. En commençant par lui rappeler les contours d’une carrière si peu lisible depuis près de vingt ans. L’acteur enchaîne d’abord les très mauvais films – La Recrue, de Roger Donaldson (2003), 88 minutes (2007) et La Loi et l’ordre (2008), de Jon Avnet. Il y a aussi les films passés inaperçus, qui accélèrent et dramatisent son déclin, qui renvoient aussi à son statut jauni.
Dans En toute humilité (2014), de Barry Levinson, d’après un roman de Philip Roth, Pacino incarne un célèbre comédien de théâtre dépressif au point de devenir suicidaire après avoir perdu sa magie, son inspiration et sa confiance en lui. Dans Danny Collins (2015), de Dan Fogelman, il joue une rockstar sur le déclin qui n’a rien écrit d’original depuis trente ans.
Au milieu du désastre, un film tient une place à part, Jack et Julie, de Dennis Dugan (2011). Non qu’il soit supérieur aux autres. Il est pire. Il constitue même le nadir de la carrière d’Al Pacino. Passé inaperçu en France, il est davantage remarqué aux Etats-Unis en raison de la tête d’affiche, l’acteur Adam Sandler, qui tient les deux rôles du titre : Jack, un richissime publicitaire, et Julie, sa sœur jumelle.
Al Pacino joue tout simplement sa propre personne, sans rien omettre de sa biographie : un acteur célèbre, originaire du Bronx, traversant une crise professionnelle et identitaire. Ce rôle à part dans sa filmographie lui permet de se confronter à ce qu’il est : un acteur à la carrière éblouissante dans les années 1970 et 1980, qui ne trouve plus sa place dans le Hollywood actuel. « Je me vois tel que j’étais. Je ne sais plus où j’en suis », lâche-t-il dans une de ses répliques.
Capacité à s’humilier
En 2005, dans un texte publié dans la London News Review, Pacino écrit : « Brando est-il le plus grand acteur de l’histoire ? Sans doute pas. Le plus gros ? Peut-être. Mais le plus prompt à endurer l’humiliation à l’écran ? Oui, sans aucun doute. » Pacino n’est pas gros mais, avec Jack et Julie, il rejoint, dans cette capacité à s’humilier, son partenaire du Parrain.
Quelques mois avant la sortie de ce film, une rétrospective intitulée « Pacino, années 1970 » est présentée en février 2011, à New York. Sept films au programme : Panique à Needle Park et L’Epouvantail, de Jerry Schatzberg (1973), les deux premiers Parrain (1972 et 1974), de Francis Ford Coppola, Serpico (1973) et Un après-midi de chien, de Sidney Lumet (1975), Justice pour tous, de Norman Jewison (1979).
Cette rétrospective révèle en creux la piètre situation du cinéma américain : ces films, puissants mais parfois lents, complexes et durs aussi, auraient peu de chances de voir le jour dans les années 2010. Elle dit autre chose, que résume sans prendre de gants David Edelstein dans le New York Magazine : « Si j’étais mauvaise langue, je sous-titrerais ce festival “Quand Pacino était encore bon”. »
Ces points de vue font écho à ceux de Stephen Holden dans le New York Times, qui écrit une chose à la fois déprimante et prometteuse : dans le Hollywood numérique, obsédé par les effets spéciaux et les super-héros, un acteur comme Pacino n’a plus sa place. Mais le journaliste ajoute : « Son talent d’acteur est magnifiquement intact. Peut-être est-il trop grand pour les films hollywoodiens, dont la portée artistique n’a cessé de se restreindre depuis les années 1970. »
Trois films du renouveau
Si le talent est intact, mais inadapté à l’époque, la solution est de faire renaître Pacino dans des films qui flirtent avec sa gloire passée, mais portés par des cinéastes prestigieux et ancrés dans le temps présent. Comment, alors, ne pas considérer sa présence dans deux films prochainement à l’affiche, excitants et très attendus, comme la confirmation de son grand retour ?
A savoir Once Upon a Time... in Hollywood, de Quentin Tarantino, bientôt en salle, et The Irishman, de Martin Scorsese, attendu en novembre, cette fois sur la plate-forme Netflix – un opérateur très « nouveau monde ». Ajoutons qu’il devrait tourner, au printemps 2020, sous la direction de Michael Radford, Le Roi Lear, un rôle shakespearien que l’acteur a longtemps convoité tout en le maintenant à distance, troublé par sa proximité avec la mort.
Ces trois films du renouveau se rejoignent par leurs liens avec le passé. Le nostalgique Once Upon a Time... in Hollywood immerge Pacino dans l’industrie du cinéma de 1969, une période où sa carrière se lance. Dans The Irishman, sous la direction de Scorsese, l’un des réalisateurs emblématiques des années 1970, il sera Jimmy Hoffa, le dirigeant syndicaliste disparu mystérieusement en 1975.
Surtout, le recours à la technologie numérique fera apparaître un Pacino rajeuni, retrouvant miraculeusement son visage des années 1980, tout comme son partenaire à l’écran, Robert De Niro, qui incarne un tueur à gages. Cette utilisation du morphing est une nécessité puisque le film suit les deux personnages sur plusieurs décennies.
Le retour de Pacino. Cette éventualité est évoquée dès 2011 avec le film Wilde Salomé, une exploration de la pièce d’Oscar Wilde qui retrouve la formule gagnante de Looking for Richard (1996) : il est à la fois cinéaste et acteur dans une œuvre qui mélange fiction et documentaire. Dans Wilde Salomé, Pacino s’empare d’une affiche de la pièce où l’on peut lire « Pacino est de retour », et il hurle : « Pacino est de retour ? C’est une question que j’ai dû gérer toute ma carrière. Que signifie une telle formule ? Comment pourrais-je me trouver à la hauteur d’une telle attente ? »
« Tu es là pour filmer mon âme »
Wilde Salomé reste le fondement permettant d’apprécier à sa juste valeur la décennie 2010 dans la carrière de Pacino. Ce film, il le finance, comme il a financé son essai sur Richard III. Deux ans plus tard, il prolonge l’exercice avec un autre film, Salomé, qu’il réalise aussi, mais qui est cette fois une captation de la pièce. Dans les deux cas, il s’agit pour l’acteur de parler de lui sans recourir à la première personne.
Avec Salomé, se pose une autre question. Pourquoi, après Shakespeare, Pacino s’empare-t-il d’Oscar Wilde ? Il faut écouter ici Benoît Delhomme, le directeur de la photo du Marchand de Venise (2004), de Michael Radford, d’après Shakespeare, avec Pacino dans le rôle de Shylock, puis des deux Salomé. Pour Delhomme, l’acteur a « un truc » avec les artistes. Avec les grands écrivains. Il explique :
« Personne n’imagine Al comme Oscar Wilde, mais lui s’estime plus proche de Wilde que de Shakespeare. Al s’identifie à Wilde, un artiste blessé. Les gens se demandent pourquoi Al hurle dans tous ses films, mais c’est parce qu’il est blessé. Je me souviens d’une fois, sur le plateau de Salomé, je le filmais – il était d’ailleurs particulièrement bon – et je m’arrête timidement sur lui. Je sais qu’en m’arrêtant trop brièvement sur son visage, il allait le remarquer. Et là, il explose, me convoque dans sa loge, devant une équipe terrifiée. Il me hurle dessus et me demande : “Qui est la star du film ?” Je lui réponds que c’est lui. Il me demande alors pourquoi je ne le filme jamais, et il se remet à hurler : “Tu es là pour filmer mon âme”. »
Sur le plateau du Marchand de Venise, Benoît Delhomme est frappé par le cérémonial entourant Pacino, l’attention concentrée sur lui, le soin qu’il place pour en devenir, à sa manière, le coréalisateur avec Radford :
« Nous avons commencé le tournage avec Jeremy Irons et d’autres acteurs. Quand Al est arrivé, il ne voulait pas être présenté aux autres comédiens. Il a fallu préparer son premier plan avec une doublure. Quand tout serait prêt, il arriverait. Il avait un côté bête sauvage, jamais un acteur ne m’a fait aussi peur. Je n’avais jamais vu ça. Dès qu’il arrivait sur le plateau, et même dans les parages, s’installait un silence colossal. Il me demandait juste où était sa marque au sol et l’on tournait immédiatement. »
Un cercle magique autour de sa personne
Pacino et Benoît Delhomme ne se parlent pas, échangent juste des regards et, en fonction de l’intensité de ceux-ci, le directeur de la photo comprend s’il a son accord. « Al a totalement dirigé Le Marchand de Venise de l’intérieur. On se rend compte qu’aucun metteur en scène ne sera à la hauteur pour lui. Il était gentil avec Michael Radford, mais il comprenait bien que ce n’était pas ça. On décrivait le plan à Al, qui ne se mêlait de rien. Mais, à l’intérieur du plan, il mettait en scène. Quand il fallait tourner une autre prise, il s’adressait à moi, pas à Radford. C’est lui qui décidait quelle prise serait la bonne. »
Quand on vient chercher Pacino dans sa loge, l’acteur touche souvent le poignet des gens. Il fait ce geste furtif et étrange avec Benoît Delhomme le dernier jour du tournage du Marchand de Venise. Pour lui signifier qu’il est accepté dans son entourage, formant ainsi un cercle magique autour de sa personne, comme du temps où il incarnait le Parrain.
Pacino mutualise aussi son travail, dégage de l’argent avec des films sans relief pour l’investir dans ce qui lui plaît
A bien des égards, Pacino épouse un destin wellesien. Il inscrit ses pas dans ceux du réalisateur et de la vedette de Citizen Kane (1941), qui met à profit sa carrière d’acteur foisonnante pour financer ses mises en scènes shakespeariennes : Othello (1952), Falstaff (1966) Le Marchand de Venise (1969), Filming Othello (1978).
Pacino mutualise aussi son travail, dégage de l’argent avec des films sans relief pour l’investir dans ce qui lui plaît. Et concentrer la majeure partie de ses efforts sur sa carrière de réalisateur ou d’acteur : Le Marchand de Venise, Wilde Salomé, Salomé et, donc, bientôt Le Roi Lear.
L’aspect financier de la carrière de Pacino n’est pas sans lien avec l’écosystème qu’il a bâti. « Je pense vraiment qu’Al a tourné tous ces films lamentables pour se mettre en position de réaliser des films comme Wilde Salomé », assure le journaliste Lawrence Grobel, un intime de Pacino, auteur du seul livre d’entretiens réalisé avec l’acteur. Une autre raison peut expliquer l’incohérence de sa filmographie. Il y a quelques années, l’acteur perd plusieurs millions de dollars à la suite de malversations de son manageur, Kenneth I. Starr.
Un spectacle assurance-vie
L’enjeu financier est aussi la raison du spectacle An Evening With Pacino, que l’acteur rode aux Etats-Unis dès 2015, avant de tourner un peu partout, notamment en France, à l’affiche du Théâtre de Paris les 22 et 23 octobre 2018. Le prix des places ? Entre 90 et 950 euros. Pacino est seul en scène, il parle de sa vie et de ses rôles, lit Shakespeare et Oscar Wilde. Outre le plaisir de voir un grand acteur en chair et en os, le spectateur se voit offrir en prime une coupe de champagne et un selfie avec la vedette de Scarface. Bref, il apparaît raisonnable de considérer ce spectacle comme une assurance-vie.
Mais l’acteur est intact. Son âge, le fait qu’il a mûri sur scène, s’y est toujours épanoui, constitue un argument de taille aux yeux de Tarantino. En le redécouvrant, en 2016, dans une pièce de David Mamet, China Doll, où il incarne un homme d’affaires véreux, mouillé dans la corruption politique et confronté à l’effondrement de son empire, Tarantino constate qu’il n’a jamais été aussi bon.
« Je vais vous faire sourire, assure le réalisateur, mais Pacino est encore meilleur aujourd’hui qu’il ne l’était à l’époque de Serpico. Je ne vous dis pas que les films de son âge d’or ne sont plus à la hauteur, je vous signale juste à quel point son talent s’est bonifié avec les années alors que les films ne tenaient pas toujours la route. »
Quand il prépare un rôle avec un acteur, Tarantino aime traîner avec lui, juste passer du temps, pour discuter de tout et de rien. A l’époque de Pulp Fiction, il montre à Travolta une lunch box à son effigie qui date de La Fièvre du samedi soir, un objet d’une valeur inestimable pour la vedette, qui en ignorait l’existence. Pour Pacino, c’est différent. Une lunch box, même personnalisée, ne sert à rien. Alors, Tarantino insiste pour qu’ils revoient ensemble, dans la salle de cinéma qu’il a achetée en 1997, le New Beverly Cinema, à Los Angeles, L’Epouvantail, de Jerry Schatzberg.
Fragilité flagrante
Pacino, qui tourne le film juste après Le Parrain, entretient un rapport compliqué avec ce voyage dans l’Amérique de la marginalité où deux vagabonds, lui et Gene Hackman, se rencontrent sur une route et entament un voyage à la recherche de leurs origines. Sans doute parce que ce très grand film est un échec commercial, en dépit de la Palme d’or obtenue au Festival de Cannes, en 1973, peut-être aussi parce que sa fragilité n’a jamais été aussi flagrante dans un rôle en permanence sur le fil du rasoir. Toujours est-il que Pacino ne veut plus entendre parler de L’Epouvantail.
« Je l’ai supplié, raconte Tarantino. Je lui ai dit : “Al, fais-le pour moi, pour me faire plaisir, regarde au moins les dix premières minutes, celles où ton personnage et celui d’Hackman se trouvent chacun d’un côté de la route, se toisent, et puis, après une longue observation, décident de partager leur vie.” J’ai ajouté que c’était sa dernière chance de revoir L’Epouvantail en copie 35 mm, puisque vous savez que ma salle ne projette que des films en 16 mm ou en 35 mm, en aucun cas des copies numériques. »
Al Pacino finit par dire oui. « C’était comme s’il n’avait jamais vu le film, commente Tarantino. Il n’en revenait pas qu’il soit aussi beau, le cadrage, la caractérisation des personnages. Il était à ce point ému qu’il est resté jusqu’au bout. »
Al Pacino garde précieusement dans son armoire la garde-robe de « Serpico »
Quelques jours plus tard, Tarantino et Pacino se retrouvent pour dîner. En cinéphile méticuleux, le réalisateur multiplie les questions sur L’Epouvantail, pour constater à quel point ce film enfoui remonte à la surface. Le cinéaste apprend que l’acteur a gardé les chaussons noirs qu’il porte dans les séquences où lui et Hackman sont incarcérés dans un pénitencier, là même où la vedette du Parrain se fait violer par un détenu. Pacino les a portés et reportés ces chaussons, jusqu’au moment, pour reprendre l’expression lâchée au réalisateur d’Once Upon a Time... in Hollywood, où « les souliers se lassent de [sa] personne ».
Pacino conserve précieusement les reliques du passé. Il garde en particulier le costume de pilote de course, taillé pour lui par Roland Meledandri, que son personnage met dans Bobby Deerfield (1977) dès qu’il sort d’un circuit automobile. Pacino porte encore ce costume tous les jours, un an après la fin du tournage du film de Sydney Pollack, jusqu’à ce que l’habit perde sa forme.
Il garde précieusement dans son armoire la garde-robe de Serpico – son personnage de flic intègre refusant la corruption ambiante multiplie les tenues parce qu’il travaille le plus souvent infiltré. Ces trésors accumulés traduisent moins une nostalgie qu’une incapacité à se défaire de certains rôles. Le musée de Pacino, constitué d’artefacts parfois usés jusqu’à la corde, signifie juste que, au moment où l’essentiel de sa carrière est derrière lui, il vit moins dans le passé que dans un présent perpétuel, où le dialogue avec certains personnages ne saurait s’interrompre.