Je partage une interview du 16/10/2019 de Lavrov.
Citation
Sergueï Lavrov : « L’Union européenne n’est pas un partenaire fiable »
Rencontre Macron-Poutine d’août, échange de prisonniers entre Moscou et Kiev, négociations sur le Donbass : le ministre des Affaires étrangères revient, dans un entretien accordé à Kommersant, sur les grands dossiers internationaux de ces dernières semaines.
L’échange de prisonniers entre Moscou et Kiev (7 septembre) a quelque peu réchauffé le climat des relations bilatérales – si toutefois l’on peut parler de « relations », étant donné que la communication était quasiment au point mort…
Sergueï Lavrov : Cet échange de détenus n’est pas lié à la situation dans le Donbass. Mais on peut effectivement se réjouir que MM. Poutine et Zelensky aient eu un premier contact direct, au moins par téléphone.
Comme à leur habitude, les Ukrainiens ont tenté, lors des négociations, de revenir sur nos accords en modifiant la liste des prisonniers concernés. Mais nous sommes finalement parvenus à surmonter ces difficultés – et ce en grande partie, semble-t-il, grâce au président Zelensky, auquel il faut rendre hommage. Il s’agit assurément d’une avancée notable, qui peut contribuer à créer une atmosphère plus favorable pour la poursuite des discussions sur le Donbass.
Le 1er octobre, Kiev a fini par approuver la « formule Steinmeier », qui détaille le volet politique des Accords de Minsk. Peut-on raisonnablement espérer la tenue d’un sommet au format Normandie (Allemagne, France, Russie, Ukraine) cette année ?
S. L. : Je ne l’exclus pas, mais cela ne dépend pas de nous. Ce ne serait pas la première fois qu’une rencontre annoncée échoue. Je rappellerai que le ministre ukrainien des Affaires étrangères, Vadym Prystaiko, a émis des « réserves », affirmant que ce n’était « qu’une formule », qui, pour devenir applicable, devrait être « revue et modifiée ». J’espère que ces tergiversations ne sont pas une nouvelle ruse des Ukrainiens pour revenir une nouvelle fois sur leurs engagements.
Le « statut spécial » du Donbass, prévu par les Accords de Minsk, semble être la véritable pierre d’achoppement des discussions. En cédant sur ce point, l’Ukraine craint de mettre à mal la structure même de son État. Quant à la Russie, elle semble arrêtée sur la position « pas de statut spécial, pas de paix »…
S. L. : La position de la Russie est un peu plus ouverte que cela – elle consiste simplement à s’en tenir aux Accords de Minsk.
Ils exigent l’octroi de ce statut…
S. L. : Ils impliquent le rétablissement du contrôle de l’Ukraine sur toute cette région, dans le respect du statut spécial. Ce scénario ressemble assez à ce qui se passe en Transnistrie [la partie orientale de la Moldavie revendique son indépendance depuis l’effondrement de l’URSS, ndt], d’ailleurs.
Justement, la situation dans le Donbass ne risque-t-elle pas, comme en Transnistrie, de sombrer dans l’immobilisme ?
S. L. : Il n’y a pas, concernant la Transnistrie, de document équivalant aux Accords de Minsk. Il y a eu une proposition dans ce sens – le « mémorandum Kozak », soumis en 2003 par Dmitri Kozak, alors directeur adjoint de l’Administration présidentielle russe, qui envisageait une sortie de crise par le biais d’une fédéralisation de la Moldavie –, mais elle n’a jamais été approuvée.
Notre position sur ce dossier n’a pas changé. [Dans le cas de la Transnistrie comme dans celui du Donbass], vous avez des groupes de population qui se sentent rattachés à une culture « minoritaire », qui souhaitent parler une certaine langue et suivre les traditions de leurs ancêtres, mais sont également disposés à vivre paisiblement au sein du pays où ils se trouvent. Nous estimons que leurs aspirations doivent être satisfaites.
Les habitants du Sud-Est ukrainien ne cesseront pas de parler russe, même si cette langue est de moins en moins utilisée dans l’Ouest du pays. Ils continueront de fêter chaque année la victoire soviétique du 9 mai, tandis que l’Ouest célèbrera la mémoire, tristement célèbre, des partisans de Stepan Bandera et Roman Choukhevytch [figures du mouvement nationaliste ukrainien, ayant collaboré avec les Nazis, ndt]. Jamais vous ne trouverez, dans le Sud-Est, de camps de jeunesse où l’on enseigne aux enfants la haine, où on leur apprend à respecter la symbolique nazie des bataillons SS, comme il en existe dans la région de Lviv et ailleurs en Ukraine occidentale.
Comment les dirigeants d’un pays aussi contrasté peuvent-ils ne pas comprendre que la seule façon de préserver son unité et son intégrité est de prendre en compte et de respecter toutes ces différences ?
Par la fédéralisation ?
S. L. : La forme importe peu, appelez-la comme vous voudrez. Mais prenez les États-Unis : n’est-ce pas une fédération – au sein de laquelle chaque État dispose d’ailleurs d’une autonomie et de droits bien plus étendus que dans la plupart des regroupements de ce type ? La Confédération suisse, où beaucoup de choses se décident au niveau des cantons, est un pays puissant et très uni. Je ne vois pas pourquoi l’Ukraine devrait craindre un affaiblissement de son identité dans le cas où elle reconnaîtrait que sa population se compose de gens très différents. La Russie aussi a une population d’une grande diversité. Certes, il y a parfois des tiraillements, voire des conflits, mais il est toujours possible de s’entendre dans le cadre d’un État unifié, respectant les droits de toutes ses minorités.
Peu après le début de la crise en Ukraine, les dirigeants européens ont laissé entendre qu’ils pourraient assouplir les sanctions contre la Russie si la situation progressait dans le Donbass. C’est le cas. Pensez-vous qu’ils tiendront parole ?
Ce débat ne nous intéresse pas. Comme le président Poutine l’a plusieurs fois répété, la Russie a déjà tiré de toute cette affaire une leçon primordiale : l’Union européenne n’est visiblement pas prête à renoncer à son jeu géopolitique du « avec nous ou contre nous », elle n’est donc pas un partenaire fiable.
Tous nos efforts pour tenter d’établir un dialogue sain et équilibré, pour sortir de la logique du « nous et les autres », se sont révélés vains. Il faut souligner que les Européens n’ont pas attendu la crise ukrainienne de 2014, la Crimée ou les sanctions pour adopter cette posture. En 2004 déjà, à l’époque du premier Maïdan [la « révolution orange », ndt], Bruxelles a mis Kiev au pied du mur, exigeant clairement qu’elle « choisisse son camp » entre l’Europe et la Russie…
Lorsque les Européens ont conçu leur programme de « Partenariat oriental », visant à conclure des accords avec l’Arménie, l’Azerbaïdjan, la Géorgie, la Moldavie, l’Ukraine et la Biélorussie – nos plus proches voisins –, nous avons posé des questions, nous voulions comprendre dans quelle mesure cette nouvelle « association » prendrait en compte les intérêts de la Russie. Aucune réponse claire ne nous a été apportée. On nous a promis que nous « participerions à certains projets », on nous a invités à intégrer le programme en tant qu’« observateurs »…
Rien n’a changé. L’UE cherche à mettre en place une stratégie semblable en Asie centrale, dans un mépris total des intérêts de la Russie, de tous les liens historiques et économiques qui nous unissent à cette région. N’oublions pas que nous partageons avec ces pays des traditions, et que la plupart de ces États sont nos alliés et nos partenaires stratégiques, notamment sur les questions de sécurité.
Quand on élabore des projets de cette ampleur, il ne faut rien dissimuler ! Nous n’avons aucune illusion sur l’objectif réel de ces « programmes » : les Européens veulent affaiblir au maximum les liens unissant ces régions à la Russie, afin qu’ils finissent par se rompre. Ils veulent y implanter leur mentalité, leur mode de vie et leur façon d’aborder les questions de politique intérieure et extérieure – afin qu’à terme, ces États adoptent des comportements qui conviennent à Bruxelles.
La récente rencontre entre Emmanuel Macron et Vladimir Poutine au fort de Brégançon semble avoir été cordiale et fructueuse… N’est-ce pas contradictoire avec ce que vous venez de dire ?
S. L. : Malheureusement, non. Vous savez que les États-Unis n’ont pas accordé de visas à la délégation russe qui était censée se rendre à l’Assemblée générale des Nations unies. Eh bien, je suis convaincu que cette décision émane de fonctionnaires de niveau inférieur, et que ni le président Trump ni le secrétaire d’État Mike Pompeo n’étaient au courant.
Ces fonctionnaires forment, à Washington, toute une bureaucratie pétrie d’antisoviétisme – aujourd’hui de russophobie – et attachée à saboter la moindre tentative d’établir avec la Russie des relations normales.
Et c’est la même chose en France – je parle en connaissance de cause. Vous retrouvez là aussi, dans les structures gouvernementales de ce pays, la même bureaucratie mesquine et destructrice. Cela ne remet absolument pas en cause la sincérité du président Macron. J’ai assisté à cette rencontre, je sais qu’il souhaite réellement que l’Europe retrouve l’état d’esprit qui a donné, par exemple, la Charte de sécurité européenne de l’OSCE (1999) ou la Plateforme pour la sécurité coopérative (1996). Cette idée de plateforme était une avancée majeure : elle supposait la participation à égalité, non seulement de tous les pays de la zone euro-atlantique, mais également de toutes les alliances existant en son sein : OTAN, UE, Communauté des États indépendants (CEI) et Organisation du traité de sécurité collective (OTSC). Et l’Union économique eurasiatique s’y serait, elle aussi, associée.
Ces efforts se heurtent, en pratique, à l’attitude de la bureaucratie dont j’ai parlé, à laquelle on a, ces dernières années, délégué bien trop de pouvoirs et de droits.
On ne peut que se réjouir de voir apparaître, en Europe, des leaders de la trempe d’Emmanuel Macron. Nous devons continuer de croire à l’application de ces grands principes et tout faire pour surmonter des barrières bureaucratiques, une pusillanimité, des craintes d’un autre temps. Hélas, tous les États européens ne sont pas prêts à franchir le pas. C’est d’ailleurs la grande faiblesse de l’OTAN et de l’UE – cette nécessité du consensus, cette obligation de solidarité entre les membres, qui permet à n’importe quelle minorité de bloquer la mise en œuvre de solutions constructives.
Qu’est-ce que Macron a dit à Poutine, précisément, à Brégançon ?
S. L. : Les propositions de M. Macron ont ceci de séduisant qu’elles n’imposent aucun schéma ni aucune solution. Il dit, en substance : nous vivons dans un même espace géopolitique et nous avons, historiquement, beaucoup de choses en commun – bonnes et mauvaises. Nous – l’Ouest et l’Est de l’Europe – avons tiré des guerres passées des leçons tantôt justes, tantôt fausses. Aujourd’hui, il faut briser la chaîne des erreurs de jugement et des mauvaises décisions, il faut se mettre à penser selon les catégories du XXIe siècle. Si nous partageons un même respect de la personne humaine, de sa sécurité, une même volonté de créer les conditions permettant à chaque individu de s’épanouir pleinement, alors nous devons nous asseoir autour d’une table et discuter. Afin que dans aucun de nos pays, nul ne soit empêché de vivre et de se développer, afin que les aspirations de ceux qui dirigent n’entrent pas en contradiction avec celles des citoyens ordinaires. C’est une philosophie que Vladimir Poutine partage absolument. Nous sommes prêts à entamer un tel dialogue.
Il n’est pas question de décider, demain, quel pays va, ou non, intégrer quelle union, ni de décréter qui peut, ou non, installer quels armements à quel endroit – ces détails se règleront beaucoup plus tard.
Quelle a été la genèse des Accords d’Helsinki ? Portés par une volonté forte de leurs dirigeants respectifs – présidents, Premiers ministres, secrétaires généraux –, des spécialistes se sont réunis pour discuter. Aucun document préalable n’avait été posé pour base, les accords finaux ont été rédigés petit à petit, durant plusieurs années (1973-1975). Mais la volonté de départ était claire : renforcer la sécurité de tous en Europe – éviter les guerres – dans le respect des systèmes idéologiques et des valeurs de chacun. Aujourd’hui, on multiplie les sommets, mais cela n’avance à rien.
Certes les bonnes intentions existent au plus haut niveau. Saluons ainsi le récent discours de Donald Trump affirmant qu’il ne devait plus y avoir de guerre, que les États-Unis devaient s’entendre avec les autres grandes puissances, qu’il fallait négocier avec la Russie, la Chine et l’Iran. Mais si nous nous contentons d’applaudir à ces belles paroles, sans agir concrètement – c’est la bureaucratie qui finira le travail. Cette dernière est profondément enracinée dans les structures du pouvoir, où elle se sent parfaitement à l’aise. Peut-être même les bureaucrates bâtissent-ils leur carrière, précisément, sur cette reproduction à l’infini des clichés de la « guerre froide »…
Kommersant