Citation (Alain Miamdelin @ 18/08/2018 00:27)

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https://m.lequipe.fr/Tous-sports/Article/Ad...r-etoile/931115L'an passé, il a réussi la voie la plus dure de l'histoire de l'escalade. Considéré depuis son plus jeune âge comme un prodige, le Tchèque Adam Ondra repousse les limites de son sport. En travaillant sans relâche la mécanique de son corps, mais aussi son approche mentale et intellectuelle.
Ce qu'il y a de fascinant dans la trajectoire d'Adam Ondra, c'est le côté attendu, espéré, presque prévisible de la révolution qu'il est en train de mener, du niveau insolent qu'il a atteint. Dans son sport, il y a peu de rayonnement médiatique, un faible impact marketing, hors la communauté des pratiquants. Là, le nom d'Adam Ondra s'est extirpé de la nasse il y a une quinzaine d'années, lorsque ce jeune surdoué réalisait des performances d'adulte avec un corps d'enfant. Les magazines spécialisés en faisaient le géant de demain, et se demandaient déjà quelles étaient ses limites. Mais combien de prodiges, toutes disciplines confondues, n'ont jamais répondu aux promesses ?
Originaire de Brno, grande ville du sud-est de la République tchèque, Adam Ondra naît le 5 février 1993 de parents grimpeurs amateurs, éphémères membres de l'équipe nationale à l'époque communiste. Il commence l'escalade six ans plus tard et, lors d'une virée familiale en Croatie, sur les falaises de Rovinj, sur les bords de la mer Adriatique, les premières secousses : Adam Ondra grimpe facilement une voie cotée 6a, niveau correct pour un adulte... (La cotation des voies est classée sur une échelle croissante de difficulté qui, grosso modo, s'étire de 3 à 9. Chaque degré est complété par une lettre et un signe + : 5c étant plus facile que 5c +, qui est plus facile que 6a, etc.).
«Lorsque le rideau de fer est tombé, mes parents ont commencé à beaucoup voyager pour grimper un peu partout en Europe. Quand on partait en vacances, c'était pour faire de l'escalade», se remémore-t-il lors de notre rencontre, dans les environs de Brno, visage étiré et hâve, à l'issue d'une séance d'entraînement. À terme, c'est ainsi qu'il veut en faire son métier : «Devenir grimpeur professionnel, c'est mon rêve depuis que j'ai 7 ans. J'ai tout fait pour l'atteindre. Et je ne l'ai jamais regretté.» De fait, tout est allé trop vite pour qu'il puisse douter de son destin, le gamin qu'il était alors se confrontait à des cotations toujours plus grosses, qu'il sautait à grande vitesse.
À 13 ans, il trône déjà au sommet de son sport ; échalas d'une souplesse infinie, lunettes fines bridant le regard, collégien ingénu dans l'ombre des brutes aux bras comme des pastèques qu'il côtoie au pied des murs les plus réputés de la planète. Céüze, Oliana, Arco... La liste de ses accomplissements sur le dos de cailloux mythiques est sans fin. Même chose en compétition : champion du monde chez les jeunes en 2007 et 2008, vainqueur un an plus tard de la Coupe du monde d'escalade pour sa première chez les seniors, devant Patxi Usobiaga et Sachi Amma, ténors dont les noms parleront aux connaisseurs.
«Certains peuvent penser qu'il n'y a pas eu plus doué, moi je refuse de le dire à haute voix», Adam Ondra
Évidemment, le visage s'est affermi, libérant le sourire ; le regard discret, interrogateur s'est arrondi. Le corps frêle d'adolescent a gonflé comme un bulbe au printemps. La timidité s'est diluée dans les pages des magazines spécialisés, où il a progressivement remplacé ses aînés. Mais la fascination qu'il suscite n'a jamais été aussi vive que depuis le 3 septembre 2017. Ce jour-là, au nord de Trondheim, en Norvège, il est le premier dans l'histoire de l'escalade à réussir l'ascension d'une voie côté 9c, sur la falaise surplombant le fjord de Flatanger, un mythe pour les grimpeurs. Quatre années de travail, et d'essais infructueux, ont précédé cette réussite. Adam Ondra va nommer cette voie «Silence». Pourtant, le champion a gémi comme un damné pendant son ascension.
La difficulté terrible de la voie l'a obligé à modifier en profondeur la manière dont il grimpait, dont il se préparait, dont il s'entraînait, dont il s'entourait, ouvrant un nouveau chapitre dans l'évolution d'une discipline grâce à lui en pleine réinvention. «Certains peuvent penser qu'il n'y a pas eu plus doué, moi je refuse de le dire à haute voix...», insiste-t-il. À 25 ans, le Tchèque est pourtant unanimement reconnu comme le meilleur, autant que le découvreur d'un nouveau monde. «Penser l'escalade, aime-t-il dire, c'est devenu mon premier métier, avant celui de grimper.»
Pour mieux le comprendre, il faut traverser une campagne bercée par la chaleur du mois de mai, dans le sud-est de la République tchèque. Adam Ondra invite «chez lui». Une simple localisation GPS envoyée. Une bonne heure de route tordue depuis Brno, deuxième ville du pays, capitale de la région historique de Moravie. Ni toit ni murs, aucune porte à franchir. Juste une falaise emmaillotée par une forêt hérissée sur un vallon. Lorsqu'il nous voit au loin marcher dans sa direction sur un étroit sentier herbeux qui coupe un champ d'avoine, il se marre, ravi de son effet : «Venir chez moi, c'est venir ici. Je suis content que vous puissiez voir l'endroit où j'ai grandi...»
Le site s'appelle Jeskyne Lidomorna, c'est un bourrelé rocheux d'une petite vingtaine de mètres de haut, loin de l'immensité des parois sur lesquelles Adam Ondra s'illustre habituellement. «La République tchèque est un pays principalement plat, sans montagnes, dit-il, nous n'avons pas beaucoup d'endroits où grimper.» Ici, quand le maître des lieux s'approche d'une dalle, tout s'arrête, tout le monde retient son souffle et écarquille les yeux. «C'est un exemple pour nous, c'est incroyable de se dire qu'il a commencé ici, sur ce petit mur, et qu'il a pu devenir le meilleur du monde, commente Monika, grimpeuse présente ce jour-là avec une demi-douzaine d'habitués. Malgré ce qu'il fait, il reste accessible, nous donne des conseils comme s'il était l'un d'entre nous. On ne se rend pas encore compte de ce qu'il apporte à son sport...»
Ondra a le visage laiteux, mais la peau de ses bras est luisante comme une orange, témoignage du temps passé au soleil sur la roche. Il porte un bermuda, un T-shirt jaune et des cheveux bruns et anarchiques de soixante-huitard. Sur la paroi, une ombre chinoise, l'avancée délicate et précise de sa compagne, Iva. Une des meilleures grimpeuses du pays. Lorsqu'elle descend, le silence s'installe, les traits doux de la jeune femme se figent : les rôles s'inversent, Adam Ondra enfile ses chaussons d'escalade et se hisse sous les encouragements de sa compagne. La séance de torture commence...
S'il lui faut parler de ses faiblesses, Adam Ondra dira qu'il manque de force et d'endurance, ce que la saillie de ses muscles rend difficile à croire. Qu'il doit s'imposer un entraînement bestial pour pallier cette insuffisance. Et qu'il est un grimpeur de souplesse, d'intelligence, de rapidité. C'est d'ailleurs tout ce qu'il dira de ses points faibles, puisque son style de grimpe repose sur une philosophie opposée : l'exacerbation de ses points forts. «Les gens ont tendance à croire qu'il faut travailler ses faiblesses pour progresser. Selon moi, pour viser le très haut niveau, devenir le meilleur de la planète, il faut travailler ses points forts de façon à contourner ses faiblesses. Si ma faiblesse est l'endurance, et que ma qualité est de grimper vite, alors je dois me débrouiller pour être capable de grimper vite même les voies longues...»
L'exercice qui se déroule devant nous ce jour-là consiste ainsi à enchaîner à toute allure cinq ascensions consécutives, sans aucun répit, d'une voie cotée 8c +. Un fractionné vertical, dans un des plus hauts degrés de difficulté qui soit... Il faut percevoir les cris, puis bientôt les hurlements, voir les bras, les jambes qui ne répondent plus de rien. C'est un autre de ses signes distinctifs : la scène se regarde autant qu'elle s'écoute, puissante, intense, sonore, comme le dernier acte d'une pièce dramatique. «Dans l'esthétique, ce n'est pas un beau grimpeur. Il est bruyant, s'amuse Stéphanie Bodet, référence française, mais il est terriblement efficace !»
L'efficacité, l'obsession d'Adam Ondra. Pour réussir l'ascension de Silence, le Tchèque s'est adjoint les services de deux physiothérapeutes, s'est mis à la médecine chinoise, à la diététique. La falaise de Flatanger devait être le théâtre de sa révolution : il y était déjà devenu le premier homme à gravir une voie cotée 9b + en 2012, baptisée Change. Ondra savait au fond de lui-même que c'était le chemin à suivre, que l'escalade devait accomplir sa mue. Se professionnaliser (sans se dénaturer ?). Qu'il fallait s'enrichir avec un staff à ses côtés. «J'aime cette démarche d'élargir mon univers et celui de mon sport.»
Désormais, il se rend une à deux fois par mois à Prague, dans les locaux somptueux de l'Opéra national, pour consulter le docteur Jiri Cumpelik. Ce quinquagénaire, ancien danseur de ballet, a été sensibilisé très jeune à la nécessité du geste parfait et a suivi par la suite des études de physiothérapie jusqu'à devenir un spécialiste du mouvement et de la posture, connu d'une étroite communauté de sportifs tchèques. Dans une petite pièce, devant un miroir, Adam Ondra réapprend avec lui à marcher, écarte les bras comme un cygne, multiplie les gestes au ralenti pour «sentir le mouvement» afin de le reproduire sur la roche. Le grimpeur est convaincu que c'est dans la maîtrise du corps et de son mécanisme que la marge de progression est la plus grande.
«À mes yeux, l'escalade est avant tout un enchaînement de mouvements, comme une chorégraphie. Et le corps un outil mécanique, abonde le docteur Cumpelik. Certains gestes permettent d'utiliser plus efficacement un muscle ou une articulation, il faut donc se rééduquer grâce à des exercices réguliers pour reproduire ces mouvements naturellement.» «Aujourd'hui, beaucoup d'entraîneurs et d'athlètes se focalisent sur l'entraînement physique et la musculation. Bien sûr qu'il en faut. Mais c'est une forme d'ignorance, reprend Ondra, qui explique avoir ainsi travaillé le mécanisme de la main pour changer la manière dont il se saisit des prises. À quoi ça sert d'avoir des muscles si on ne sait pas correctement s'en servir ? Ce qui compte à mes yeux, ce n'est pas d'être le plus fort, mais d'être capable d'exploiter cent pour cent de mon potentiel musculaire existant.» Dans le milieu, cette approche est unique : «Personne d'autre ne travaille de cette manière, confirme l'un des meilleurs grimpeurs français, Sébastien Bouin, qui a partagé des sessions de grimpe avec le Tchèque. Adam est un génie qui, en plus, a toujours eu l'intelligence de bien s'entourer. Il est en avance grâce à sa culture du détail.»
Avec lui, la moindre discussion sur l'escalade est une plongée dans une pensée complexe, élaborée depuis son plus jeune âge. Il semble avoir tout essayé, pour tout formaliser, dans sa quête de performance. Il dit ainsi de lui-même : «Quand j'étais plus jeune, j'ai expérimenté différents styles, différentes manières d'aborder l'escalade, avec des grimpes plus ou moins réfléchies, plus ou moins rapides, sollicitant plus ou moins la technique ou la force. Beaucoup de grimpeurs délaissent les parties faciles et se concentrent sur les enchaînements à haut degré d'engagement. Moi, j'ai découvert que l'escalade n'est pas un sport de difficulté, mais de facilité. Il faut trouver le moyen de grimper le mieux possible les parties les plus faciles, en allant très loin dans la recherche du détail et de la perfection, pour libérer ce un pour cent de puissance supplémentaire sur l'enchaînement plus dur qui suivra. C'est peut-être ce qui fait ma différence : j'essaie de penser à tout, car je crois que la tactique prime sur le reste.»
Dans son pays natal, on se retourne désormais à son passage, on le salue d'un geste ou d'un mot d'encouragement. Mi-mai, il a quitté Brno l'industrielle et enfilé une chemise pour le siège du Comité olympique tchèque, à Prague, et recevoir le prix du sportif de l'année. Preuve de son changement de dimension. «Je ne sais pas si je pourrais faire mieux, plus difficile encore. Je ne crois pas... observe-t-il. Certains mouvements dans Silence me paraissaient déjà tellement surnaturels... Dans quelques années, je me verrais bien ouvrir des salles d'escalade et enseigner aux enfants, pour dénicher le prochain Adam Ondra. Mais pour l'instant je n'ai pas le temps.»
La star concède être sous contrat avec une demi-douzaine de sponsors, qu'il dit choisir scrupuleusement pour entretenir son image et son éthique. Il y a quelques années, il a refusé une offre importante d'une célèbre boisson énergisante, pourtant acteur incontournable des sports extrêmes : «Je suis pleinement conscient d'avoir le luxe de pouvoir leur dire non compte tenu de mon statut. Ils ont plus besoin de moi que j'ai besoin d'eux, nous sommes peu dans ce cas. Je me suis toujours fixé comme limite de n'accepter que des marques dont j'achèterais les produits même si je n'étais pas sous contrat avec elles...» Il ajoute : «Je pense aussi qu'être capable de dire non dit quelque chose de moi. Et que cela peut attirer d'autres entreprises qui partageraient davantage mes valeurs !»
Adam Ondra refuse en revanche d'évoquer ses revenus, juste, admet-il, «très bien vivre» d'un sport où l'argent ne coule pas à flots. Dans son cercle d'intimes, il compte depuis trois ans un manager, Pavel Blazek, omniprésent, et qui rêve grand pour son poulain : «Notre objectif est de faire connaître Adam Ondra par le grand public, et plus seulement dans le milieu de l'escalade, car nous pensons qu'il fait partie des rares sportifs qui marquent et transforment leur sport au quotidien», affirme l'imprésario.
Cela passera certainement par une médaille d'or à Tokyo, aux Jeux de 2020, où l'escalade intégrera le programme olympique dans un format inédit. Les trois disciplines de l'escalade seront réunies dans une sorte de combiné (difficulté, bloc, vitesse) qui ne séduit guère Adam Ondra : «S'il n'y avait qu'une discipline, cela faciliterait la compréhension du grand public : le commentateur pourrait expliquer les règles et les grandes lignes. Avec trois, c'est presque impossible. Mais je compte y participer.» Inventer ne lui a jamais fait peur. il